Alors que les Etats-Unis sont
presque unanimement condamnés par l’opinion publique arabe pour leur
politique menée au Moyen-Orient (guerre en Irak, soutien à Israël
sur la question palestinienne et libanaise…) l’administration
américaine a opté depuis les attentats du 11 septembre 2001 pour une
politique d’ouverture à l’égard des représentants de la mouvance
islamiste légaliste dans le monde arabe ; une politique de plus en
plus imitée par les pays de l’UE. Comment, en l’espace d’une
décennie, est-on passé d’une situation où islamistes et Occidentaux
se considéraient comme des ennemis, à un schéma dans lequel on voit
se dessiner les contours d’une collaboration et d’un dialogue de
plus en plus développés ? Cette nouvelle donne de politique
internationale est le résultat, d’une part, d’un changement de
stratégie de la part des chancelleries occidentales dans la gestion
du phénomène islamiste et, d’autre part, de l’évolution des
positions des islamistes eux-mêmes à l’égard de l’Occident.
A l’origine de ce débat, un
constat fait par les Américains : la démocratisation des pays arabes
amènera la victoire inéluctable des islamistes. «Mieux vaut, dès
lors, préparer le terrain en discutant avec les modérés parmi eux
plutôt que de voir cette région basculer dans le terrorisme»,
explique un diplomate américain. Le but est d’encourager la
«démocratisation des régimes» concernés, car l’ «arab despotism»,
qui a favorisé le ressentiment des populations, et de lutter contre
le terrorisme islamiste. Cela implique, selon les tenants de cette
stratégie, de tisser des liens avec des acteurs politiques
majeurs de la mouvance islamiste qui seront, à court ou à moyen
terme, amenés à exercer une influence importante sur le cours des
affaires publiques. Ainsi une délégation du Parti pour la
justice et le développement (PJD), parti islamiste marocain,
s’est-elle rendue en Espagne et en France en mai 2006, pour
rencontrer plusieurs responsables politiques ibériques et français,
dont François Bayrou et Jean-Pierre Chevènement. Alors que Aboujedra
Soltani, responsable du parti islamiste algérien, le Mouvement pour
la société et pour la paix (MSP), est régulièrement reçu par l’Union
européenne, le Département d’Etat, le National Security Council (NSC)
et des représentants du Congrès américain multiplient les réunions
avec des islamistes, surtout maghrébins.
Mais, ce changement de relations
entre les pays occidentaux et les islamistes est aussi le résultat
de l’évolution du positionnement des islamistes envers l’Occident.
Alors qu’auparavant les islamistes voyaient dans l’Occident un
ennemi à abattre et critiquaient son impérialisme, ils mènent de
plus en plus un travail de relations extérieures à l’adresse de
l’Europe et des Etats-Unis ; le but est d’apparaître comme un acteur
fréquentable, voire incontournable, et de normaliser des relations
avec les gouvernements occidentaux. Mais ce changement d’attitude à
l’égard de l’Occident est également le produit de la réappropriation
par les islamistes de certaines valeurs occidentales (démocratie,
laïcité, droits des femmes…) alors qu’ils les considéraient
auparavant comme inassimilables aux sociétés musulmanes. En effet,
les islamistes des années 70-80 jugeaient la démocratie libérale
contraire aux valeurs religieuses, à l’instar des partis catholiques
au XIXe siècle. Ils rejetaient la liberté d’expression et de
conscience, le pluralisme religieux…
Tout change à partir des années 90
: en s’engageant dans le jeu parlementaire, leurs dirigeants se
sont pris peu à peu au jeu politique. Afin de conquérir des
suffrages au-delà de leur base originelle et de conclure
d’indispensables alliances avec des formations non-islamistes,
ils ont accepté des compromis,ont modéré leurs discours et changé
peu à peu de valeurs, à la façon des partis chrétiens. D’un discours
révolutionnaire, ils sont passés à des revendications contestataires
avant de se muer en pilier conservateur de la société et de l’Etat.
Ils se présentent désormais comme les défenseurs des constantes
nationales du pays. Les partis islamistes algériens MSP (Mouvement
de la société de la paix) et El-Islah participent à la coalition
gouvernementale du président Abdelaziz Bouteflika. L’AKP (Parti pour
la justice et le développement), issu d’une scission avec le Milli
Görüs au pouvoir depuis 2002, n’a pas islamisé la société et dans
ses relations avec l’Union européenne, il a érigé le processus
d’entrée de la Turquie dans l’Union en projet de civilisation. L’AKP
a ainsi fait voter de multiples réformes destinées à mettre le pays
en accord avec les critères européens en matière de liberté de la
presse de lutte contre la torture ou encore les droits culturels
accordés aux Kurdes. La démocratie chrétienne a évolué de cette
façon. L’exemple des partis catholiques montre qu’il n’est pas
nécessaire de partager les valeurs démocratiques pour devenir
démocrate. Et le fait d’appartenir à un parti religieux, que
celui-ci soit chrétien ou islamiste, n’est pas un obstacle définitif
en la matière.
La mise en place progressive d’une
véritable opposition dans les pays musulmans en y incluant les
partis islamistes légalistes sera sans doute un facteur de
démocratisation mais à une condition : de ne pas considérer les
islamistes comme la seule alternative politique, représentant
l’opinion majoritaire des sociétés arabes. Mais en faisant
participer les partis laïcs qui incarnent eux aussi une partie de
l’opinion. Enfin, malgré les réformes idéologiques internes des
islamistes qui partagent de plus en plus les valeurs en matière de
droits de l’homme et de libertés publiques, il demeure des zones
grises dans leurs discours et leurs pratiques sur ces thématiques.
Espérons que le partenariat engagé depuis quelques années amènera
les islamistes à lever ces ambiguïtés.
A dirigé: Islamismes d’Occident :
Etats des lieux et perspectives