Trouvez-vous que nos sociétés
surréagissent à la menace terroriste ?
Ce que l'on observe, c'est que les
mesures de sécurité peuvent tout justifier aujourd'hui. "Au nom de
quoi, vous demande-t-on, vous opposeriez-vous à des mesures de
sécurité ?" Cette évolution de la notion de sécurité transforme en
profondeur notre conception de la démocratie. Aujourd'hui, un Etat
peut bafouer les droits des citoyens s'il est qualifié de
démocratique. Or la démocratie est un ensemble de libertés et de
droits que l'on ne peut démanteler sans porter atteinte à ses
fondements. On ne peut pas dire que les terroristes ont gagné la
partie, mais ils servent le dessein de ceux qui pensent qu'une
société peut être fondée sur la sécurité et que la démocratie se
limite à l'alternance politique.
Pensez-vous que cette évolution
soit irréversible ?
La Révolution française, et
d'autres en Europe, s'est accomplie au nom de la liberté. Ces
nouvelles démocraties ne se sont pas créées pour répondre à un
besoin de sécurité, même si celle-ci en a découlé. Au cours des
siècles suivants, les Etats ont envisagé l'intérêt national en
termes de puissance militaire. A la fin de la guerre froide,
progressivement, les questions de sécurité intérieure sont devenues
centrales. Dans la plupart des démocraties occidentales, la sécurité
intérieure est d'ailleurs devenue un poste budgétaire en croissance
permanente pour remplir des missions de plus en plus étendues et
résoudre des problèmes de plus en plus interconnectés : immigration,
terrorisme, trafic de drogue... Dans ce contexte, le 11-Septembre a
servi de catalyseur et a accéléré la mise en place de programmes de
contrôle et de surveillance généralisés. J'ai le sentiment que rien
ne pourra endiguer cette évolution, sauf un changement profond des
mentalités.
Cette évolution est-elle le
fruit d'un programme politique précis ?
Certaines voix avancent l'idée
d'un vaste complot mondial, orchestré par la CIA, l'administration
Bush, ou d'autres... Un film défendant cette thèse a été téléchargé
par des millions de personnes. Je n'adhère pas à cette thèse, mais,
dans le cas des Etats-Unis, il est évident que l'idéologie
néoconservatrice a lourdement influencé la politique de sécurité. Le
Patriot Act ou Guantanamo sont les produits les plus discutés de
cette politique.
Vous misez donc sur une
réduction progressive du champ des libertés ?
Nous allons assister, sans
doute, à une normalisation de ce qui était, avant, considéré comme
des exceptions - gardes à vue prolongées sans motifs réels, etc. Au
Royaume-Uni, on peut désormais être incarcéré pendant des semaines
sur un simple soupçon, celui de l'appartenance à un réseau.
Récemment, un avion a été immobilisé à Londres parce qu'une vieille
dame avait, dans une conversation téléphonique, évoqué des questions
de sécurité. Un changement cognitif s'est opéré dans nos sociétés
: il n'est même plus question de faire de blagues, comme l'a
expérimenté ce jeune Français séjournant un peu trop longtemps dans
les toilettes d'un avion et plaisantant sur le terrorisme, qui s'est
ensuite retrouvé enfermé avec des criminels.
Ne pensez-vous pas que les
opinions publiques vont réagir ?
Ces abus sont, en réalité, tolérés
par le plus grand nombre. L'opinion ne réagit pas, car désormais
l'individuel supplante le collectif : tant que ma liberté n'est pas
menacée, je ne vois pas pourquoi je me mobiliserais pour celle du
voisin. La question de la sécurité est devenue tellement centrale
dans la vie des gens qu'ils formulent des exigences sinon
contradictoires, du moins en compétition. En Belgique, par exemple,
les habitants de quartiers résidentiels réclament le droit de vous
interroger ou d'appeler la police si vous semblez "suspect". Nous
exigeons donc la sécurité maximale - tout en sachant pertinemment
qu'elle est impossible - mais, en même temps, nous sommes très
attachés à nos libertés.
A quoi ressemblera notre
société ?
Je crains que nous glissions vers
une société assurantielle : une société où il faudra à tout prix se
couvrir pour l'avenir, prendre des décisions aujourd'hui pour
prévenir ce qui pourrait se passer demain. Si les politiques
écoutent ces sirènes, s'ils réfutent toute idée de fatalité, ils
choisiront la solution de la facilité, et aussi de l'assurance pour
eux-mêmes : ils auront pris "toutes les mesures possibles". Même si
l'idée de vouloir tout prévoir et contrôler n'a évidemment pas de
sens. Les nouvelles technologies peuvent accélérer cette tendance au
tout-contrôle. A l'avenir, les puces RFID permettront de localiser
une voiture simplement parce qu'elle est équipée de pneus d'un
certain type. On pourra ainsi la bloquer à distance. Les
technologies existent, la question est de savoir ce que les
politiques voudront mettre en pratique. Dans la ville de
Middlesbrough, au Royaume-Uni, des caméras parlantes viennent d'être
installées et interpellent à distance les auteurs d'infractions même
bénignes. Nous nous dirigeons vers une société de contrôle donc,
mais aussi d'auto-contrôle : le quadrillage de la société,
l'installation générale de caméras poussent les personnes à se
réfréner. Cela peut, à terme, affecter tout simplement les capacités
créatives de notre société.
Le monde des chercheurs
s'est-il emparé de ce sujet ?
En Europe, plusieurs programmes
ont été lancés sur le thème de la sécurité et de la liberté.
Notamment Challenge, qui implique 23 groupes de réflexion de
différents pays. Par ailleurs, l'Europe va ouvrir en janvier 2007
une Agence des droits fondamentaux. Mais je ne parie pas sur son
efficacité : son pouvoir coercitif est limité. Les agences
nationales, comme la CNIL en France, sont utiles mais elles ne
peuvent endiguer ce mouvement de fond, faute de moyens suffisants.
Je remarque également qu'aux Etats-Unis et au Canada, ce champ
d'étude est considéré comme marginal. Ce n'est pas avec ce type de
recherche que l'on peut en tout cas faire carrière.