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Source: Le
Figaro
Date :
14.11.06
LE FIGARO. – Vous avez été désigné
Prix Nobel de la paix 2006 pour votre action en faveur du développement et
de la lutte contre la pauvreté. Quelle signification donnez-vous à cette
récompense?
MUHAMMAD YUNUS – D’abord ce prix est
très important pour le Bangladesh. Il a entraîné dans tout le pays une
immense jubilation. Il a créé un moment d’union nationale. Ce qui n’est
pas rien pour cette nation où les tensions politiques et sociales sont
exacerbées. Et puis surtout, il a déclenché un grand mouvement
d’enthousiasme collectif.
Les Bangladais ont pris conscience que
leur pays, dont on parle plus souvent dans le monde pour son niveau de
pauvreté, son taux de corruption, ou ses problèmes environnementaux, était
enfin reconnu. Ils ont réalisé que le Bangladesh était pour la première
fois montré en exemple. Et cela, à mon sens, c’est très important,
notamment pour les plus jeunes, parce que cela leur montre qu’en dépit de
tous nos handicaps naturels ou structurels nous avons dans notre petit
pays la capacité de nous en sortir. Cela veut dire aussi qu’il n’est pas
nécessaire de quitter le pays pour avoir un avenir.
À titre personnel, quel a été votre
sentiment?
D’abord je voudrais rappeler que ce prix
Nobel est autant pour la Grameen Bank que pour l’action que je développe
depuis maintenant presque une trentaine d’années en matière de microcrédit.
Mais ce qui m’importe, c’est que cela donne davantage de visibilité à ce
que je dis et à ce que je fais. Cela braque enfin les projecteurs sur
l’impact positif du microcrédit qui a déjà bénéficié à une centaine de
millions de personnes à travers le monde, dont 50 millions en Inde et au
Bangladesh.
Cela souligne que cet instrument est un
outil majeur en matière de lutte contre la pauvreté, qu’il est efficient
sur le plan économique, décisif sur le plan social, et même utile au
niveau culturel. Je vous rappelle juste que, depuis le premier prêt de 27
dollars que j’ai mis en place en 1976 jusqu’à maintenant, la Grameen Bank
a distribué près de 5,8 milliards de dollars de microcrédit, avec un taux
de recouvrement qui s’est établi à 99%. Nous sommes devenus la banque qui
va vers les pauvres, puisque les pauvres ne feront jamais la démarche
d’aller voir une banque. Et en inversant la logique économique, nous avons
montré que l’on pouvait créer une mécanique rentable pour tous. Cela
justifie aujourd’hui que le droit au crédit soit même reconnu comme un
droit de l’homme.
Vous bénéficiez dans le monde et bien
sûr au Bangladesh d’un prestige immense. Est-ce que cela pourrait vous
donner des tentations politiques?
Le Bangladesh est actuellement dans une
période préélectorale. Nous allons avoir un scrutin d’ici à quelques
semaines. Et aujourd’hui, ce qui m’importe, ce n’est pas de faire de la
politique, ni de jouer un rôle, mais simplement que cette élection soit
l’occasion de désigner des politiciens intègres, et de faire reculer la
corruption
Le Bangladesh est apparu plusieurs
années de suite en tête des pays les plus corrompus. Et même si le dernier
classement nous a fait reculer à la troisième place de ce triste palmarès,
il y a encore beaucoup à faire.
Il y a, autour du réseau constitué
par la Grameen Bank, les ingrédients d’un possible parti. Cela ne vous
tente pas davantage?
Pas maintenant. D’autant qu’il y a
encore beaucoup à faire avec la Grameen Bank. Ensuite on verra…
Dans votre livre, Vers un monde sans
pauvreté, vous racontez comment vos initiatives ont suscité dès l’origine
le scepticisme des grandes institutions internationales, notamment de la
Banque mondiale. C’est toujours le cas?
Heureusement, non. Et ce prix Nobel de
la Paix y contribue largement. J’étais récemment à Washington. J’ai pu
constater à cette occasion que la Banque mondiale considérait désormais la
Grameen Bank comme un partenaire. À la fois de manière conceptuelle, sur
les moyens de lutter contre la pauvreté. Et de manière concrète, puisque
l’une des filiales de la Banque mondiale est un de nos partenaires
financiers.
La moitié de la population mondiale vit
toujours aujourd’hui avec moins de deux dollars par jour…
C’est bien pour cela que la lutte contre
la pauvreté est non seulement une préoccupation économique, mais aussi une
préoccupation politique.
Car la pauvreté crée nécessairement des
tensions internationales. Elle est un ferment pour le terrorisme. Elle est
la cause principale des migrations de populations. C’est, probablement,
pour cette raison que l’académie Nobel a estimé que mon action méritait
davantage d’être saluée dans le domaine de la paix que dans le domaine
purement économique.
Trois milliards de pauvres, ce ne
sont pas forcément trois milliards de microemprunteurs potentiels. Ne
serait-ce que pour des raisons culturelles ?
Il n’y a pas de pays où l’on ne peut pas
installer le microcrédit comme moyen de lutter contre la pauvreté. Il n’y
a pas, non plus, à mon sens, de culture qui ne puisse pas reconnaître
l’utilité économique du microcrédit.
Et la mondialisation n’est-elle pas
le moyen le plus efficace de lutter à long terme contre la pauvreté?
La mondialisation est un fait. Et je ne
vois aucune raison, en tant qu’économiste, ou en tant que «banquier des
pauvres» de chercher à lutter contre ce phénomène. En revanche il y a, à
mon sens, deux façons de pratiquer la mondialisation. La première que je
qualifierais d’inéquitable consiste pour certains groupes occidentaux à
s’implanter dans les pays où la main-d’œuvre est bon marché, dans le seul
but de maximiser leurs profits.
Elle consiste aussi pour certains pays à
pratiquer du dumping de toute sorte en exportant vers les pays développés
des marchandises à faible coût. Et puis la seconde manière, qui me semble
plus équitable, consiste pour des entreprises à pratiquer avec des pays
pauvres comme le nôtre une sorte de partenariat. C’est-à-dire un pacte
où ces entreprises apportent un «plus» social en échange de quoi elles
peuvent accéder à un nouveau marché où à une source de main-d’œuvre.
C’est la démarche qu’une multinationale comme Danone, par exemple, a
choisi de pratiquer ici à travers son alliance avec nous.
Il reste à convaincre les
entreprises, notamment celles qui sont cotées en Bourse, de ne pas
chercher à maximiser leurs profits à court terme.
De plus en plus d’entre elles sont
sensibles à ce message. Et puis c’est aussi une question d’organisation
globale des échanges et de la mondialisation. C’est pourquoi je suis
convaincu qu’une grande autorité mondiale de la globalisation chargée
d’établir et de faire respecter par les pays développés des préoccupations
d’ordre social, environnemental, ou sanitaire serait plus utile que ce que
fait l’OMC à travers sa course au libre-échange. Et encore non sans
difficulté quand je vois avec quelle détermination l’Europe agricole
pratique du protectionnisme aux dépens de pays producteurs comme le
Bangladesh.
Vous allez rencontrer Jacques Chirac
après votre passage à Oslo. Vous évoquerez avec lui ce sujet?
Bien entendu. Je connais son attachement
à la défense d’une Europe agricole. Mais cela ne m’empêchera pas de lui
dire que cette pratique ne s’inscrit pas dans le cadre d’une
mondialisation équitable. Or je sais aussi à quel point il est attaché à
faire en sorte que la mondialisation ne soit pas une machine au service
des seuls pays développés. Il est d’ailleurs l’un de ceux qui m’avaient
encouragé très tôt dans mon action pour le microcrédit. Et c’est la raison
pour laquelle je viendrai le saluer à l’Élysée.
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