C'était il y a une semaine,
dimanche 12 novembre. Le fondateur de Microsoft, Bill Gates, le maire
de New York, Michael Bloomberg, et le fondateur de CNN, Ted Turner,
ont pu féliciter Bill Clinton de la victoire des démocrates au Congrès
des Etats-Unis, lorsqu'ils se sont tous retrouvés à Little Rock
(Arkansas), le fief de l'ancien président des Etats-Unis. Même si
leur réunion n'avait, a priori, rien d'un meeting politique. Ils
faisaient partie des 300 participants à la Conférence sur la
philanthropie innovante, organisée par le magazine en ligne Slate (du
groupe Washington Post), et la Fondation Bill Clinton.
"N'hésitez pas à donner jusqu'à ce
que cela vous fasse mal... Mais gardez quand même toujours quelques
centaines de millions de dollars de côté, au moins. On ne sait jamais
ce qui peut arriver", a conseillé Ted Turner aux participants,
richissimes donateurs pour la plupart.
Plus sérieusement, Michael
Bloomberg, fondateur du groupe de presse du même nom, s'est attaché à
traiter le sujet du jour : "Les philanthropes sont des vecteurs
d'innovation. Ils disposent de la marge de manoeuvre nécessaire pour
expérimenter et prendre des risques dans des domaines où le
gouvernement ne peut ou ne veut le faire", a-t-il déclaré. Un
langage digne de ce précurseur qui fut l'un des premiers à comprendre
comment Internet allait révolutionner les médias. Et à en tirer parti.
Prendre des risques, certes. Mais de
façon avisée. En professionnel de l'investissement. Tel est le nouveau
credo des philanthropes, qui, sans être Bill Gates ou Warren Buffett,
ou, plus modestement en France, Liliane Bettencourt, ont l'envie et
les moyens de se montrer charitables. Car c'est désormais devenu un
credo mondial.
De ce côté-ci de l'Atlantique, en
France, dans les locaux du Sénat, 300 personnes participaient, le 15
septembre, à une conférence sur des thèmes voisins, à l'appel de la
European Venture Philanthropy Association (EVPA), l'association
européenne des investisseurs philanthropes. La salle était comble.
L'association avait dû refuser du monde. Et du beau. A la tribune, on
citait Didier (Pineau-Valencienne, ex-PDG de Schneider), Gilles (Cahen-Salvador,
fondateur de LBO France, qui va lancer un fonds destiné à investir
dans les quartiers sensibles en France), Olivier (de Guerre, dont le
fonds PhiTrust vient en aide à des handicapés, qui récupèrent des
ordinateurs, les rénovent pour les revendre), Tarek (Ben Halim, qui
après vingt-trois ans passés comme banquier chez Goldman Sachs, a créé
l'Arab Learning Initiative, un fonds philanthropique qui finance des
organisations non gouvernementales arabes), ou encore Jamie (Cooper
Hohn, à la tête de la Children's Investment Fund Foundation, et dont
le mari, à la tête d'un fonds spéculatif, fait trembler les places
boursières).
Des fondateurs d'anciennes start-up,
leurs financiers actionnaires, ou d'autres acteurs particulièrement
bien rémunérés du monde des affaires comme les spécialistes en
fusions-acquisitions se trouvent aujourd'hui à la tête d'un capital se
chiffrant facilement en dizaines de millions d'euros. Rien à voir,
certes, avec les centaines de milliards de dollars de Gates ou Buffett,
ou les centaines de millions d'euros de Mme Bettencourt. Mais bien
plus qu'il n'en faut pour mener une vie agréable et mettre le pied de
ses héritiers à l'étrier.
Ces "nouveaux" riches ont donc les
moyens et l'envie de se montrer charitables. Dans la foulée de ceux
qui furent déjà leur modèle dans l'univers des affaires. Parce que
la fiscalité les y incite. Parce que leur fortune, souvent rapidement
acquise, leur pose sans doute aussi quelques cas de conscience. Par
clairvoyance, aussi : parce que "ne pas partager la richesse nous
expose à des incendies", estime Didier Pineau-Valencienne (ex-PDG de
Schneider, actuellement partenaire de Sagard, un fonds
d'investissement), dont les deux semaines passées derrière les
barreaux à Bruxelles, en 1996, l'ont incité à venir en aide aux
prisonniers.
Mais pas question de donner les yeux
fermés. Il serait aberrant pour ces professionnels de l'efficacité, de
la rentabilité, du retour sur investissement, de ne pas mettre leurs
compétences au service de ces justes causes. Plutôt que
d'investir directement dans des organisations caritatives (hôpitaux,
fondations de recherche, par exemple), ils créent des fonds qui
investissent eux-mêmes dans ces organismes. A l'instar de ce qu'ils
ont fait dans le monde des affaires où, pour limiter les risques, ils
préfèrent mettre l'argent dans un fonds qui lui-même investit dans des
entreprises. Si une entreprise échoue, les autres limitent la casse.
Les fonds d'investissement
philanthropiques ont vu le jour aux Etats-Unis, il y a moins de dix
ans, à l'initiative de spécialistes du capital-risque de la Silicon
Valley. Les premiers fonds européens furent créés quelques années plus
tard. La France commence tout juste à s'y intéresser. L'EVPA compte
deux membres français : PhiTrust et la fondation Déméter, qui investit
les fonds qui lui sont confiés par des entreprises ou des ONG. Mais
"une dizaine d'autres sont en création", affirme Serge Raicher, membre
actif de l'EVPA et organisateur du Colloque du Sénat.
Doug Miller est le président et
fondateur de l'EVPA. Cet Américain, qui vit depuis vingt-sept ans en
Angleterre, est un ancien du Vietnam. Son premier geste de
philanthrope fut en faveur du Mine Advisory Group (MAG), une ONG dont
le travail de déminage lui a valu le prix Nobel de la paix en 1997.
"En 2002, j'ai collecté 350 000 euros pour MAG auprès de 27 donateurs
de neuf pays différents. Mais on se demandait si l'argent serait
vraiment bien utilisé : valait-il mieux essayer de déminer une petite
parcelle à fond, ou une plus grande, mais avec 5 % de risques de ne
pas avoir supprimé toutes les mines ? Quelle était la stratégie qui
permettait de sauver le maximum de vies ? C'est ce type de questions
stratégiques qui nous a conduits à créer l'EVPA", raconte-t-il.
Les vrais philanthropes
entrepreneurs (venture philanthropists) ne se contentent pas de donner
de l'argent. Ils conseillent leurs protégés, les aident à définir une
stratégie ; attendent éventuellement d'eux qu'ils remboursent tout ou
partie de l'argent, quand certaines de leurs activités sont rémunérées
; ou veillent à ce que les objectifs fixés (nombre d'enfants aidés,
logements construits pour déshérités, personnes vaccinées) soient bien
atteints. Exactement comme lorsqu'ils scrutent le retour sur
investissement d'une entreprise. Ils se préoccupent de la façon de
"sortir" de ces fondations, quand celles-ci sont capables de voler de
leurs propres ailes, tout comme ils sortent du capital d'entreprises
pour disposer à nouveau de leurs fonds et les investir ailleurs.
Les questions qu'ils se posent sont
les mêmes que celles des professionnels de l'investissement. Faut-il
ou non participer au recrutement du PDG (des fondations) ? Ou
n'"investir" que dans des fondations qui ont déjà un bon PDG ? Faut-il
ne financer les ONG que par des dons, ou dans quelles conditions un
prêt, voire un investissement en capital, est-il plus approprié ? Une
participante russe demandait à l'assistance "comment créer un fonds
philanthropique dans une économie en transition". Les oligarques de
son pays seraient-ils nombreux à se poser la question ?
Annie Kahn
Article paru dans l'édition du
21.11.06.