n La
conscience : au delà du cerveau ....
Auteur:
Jocelin Morison
Source: Agor
Date :
nn
Notion floue et
complexe, la conscience est souvent envisagée comme le seul produit de
l'activité du cerveau, vu sur le modèle d'une machine. Cette
interprétation est contestée notamment par le neuropsychologue Mario
Beauregard, qui souligne que c'est bien l'être humain, et non le cerveau
seul, qui formule pensées et désirs.
Qu'est-ce que la conscience?
Moult réponses sont possibles, mais c'est la question elle-même qui
est nouvelle. On ne parle de «conscience » dans le vocabulaire
scientifique français que depuis quelques années. Le terme s'est imposé
sous l'influence de l'anglais, car il était question avant cela de «
l'esprit humain », au sens philosophique, ou bien du « psychisme » ,
voire de la « psyché ». Pour les religions, l'esprit a un sens
différent, et ce qui caractérise l'homme est son âme. Quant à la
conscience, elle a une connotation morale. Les anglophones utilisent
mind pour l'esprit au sens non-religieux, et spirit quand il
s'agit de spiritualité.
« Pas une entité, une fonction »
Consciousness (la «
conscience ») s'est peu à peu affirmé comme un terme à la fois neutre et
scientifique, d'autant qu'il était déjà largement utilisé par le père de
la psychologie américaine, William James, à la fin du XIX` siècle.
« Au cours des vingt
dernières années, je me suis trompé en concevant la conscience comme une
entité, écrit-il en 1904. je veux maintenant insister: le mot ne désigne
pas une entité, mais une fonction. » Et cette fonction, c'est connaître.
« La conscience semble nécessaire pour expliquer que non seulement les
choses existent, mais qu'elles sont rapportées, connues », souligne
James.
Ces difficultés sémantiques
illustrent la complexité du problème et l'ampleur du champ
d'investigations qu'il recouvre. « Voici à peine un,, quinzaine
d'années, il n'était pas possible d'étudier les émotions en
neurosciences, note le neuropsychologue québécois Mario Beauregard. Peu
avant cela, la conscience n'était pas un objet scientifique à part
entière. Aujourd'hui, les neurosciences s'intéressent même à
l'inconscient. » Les émotions influencent nos pensées, notre « état
d'esprit », mais les influences inconscientes sont plus puissantes
encore. Tout cela rétroagit, interagit, et produit des « états de
conscience », dont certains sont dits « modifiés >,. La distinction
entre état de conscience et contenu de l'expérience subjective est la
première pierre du modèle de conscience proposé par l'école française
des neurosciences, sous l'autorité du professeur Jean-Pierre Changeux.
Mais il faut d'abord rappeler
le basculement qu'ont opéré les sciences cognitives dans les années
1950, sous l'influence de la cybernétique, de la théorie de
l'information et de la métaphore de l'ordinateur. Le modèle
computationnel, dans lequel des « algorithmes » calculent et traitent
des « données », est alors apparu comme le plus à même de rendre compte
du fonctionnement du cerveau, lequel a gagné illico le statut de «
machine » biologique. Notons que si le cerveau est une machine, alors la
conscience est un produit, et cette analogie est aujourd'hui contestée
par un nombre croissant de neuroscientifiques comme de physiciens.
Mais le plus important dans
ce basculement des sciences cognitives, ainsi que le souligne Stanislas
Dehaene, élève puis collaborateur de Jean-Pierre Changeux, c'est
« le renversement de perspective sur le problème de la
conscience ». En effet, si la conscience est
le fruit de l'activité d'une machine, alors «
le traitement non-conscient devient facile à concevoir,
expliquet-il, et c'est le traitement conscient qui
apparaît difficile à modéliser ». Pourquoi? Parce que le
fonctionnement inconscient du cerveau s'apparente à un automatisme et
« il n'y a pas de problème particulier à
concevoir qu'une machine, par des opérations successives [...J, réalise
des opérations qui relevaient auparavant du psychisme »,
note Stanislas Dehaene. La question devient alors:
comment émerge la conscience? Là encore, poser ainsi la question revient
à tenir pour acquisque la conscience « émerge » bel et bien de
l'activité du cerveau. JeanPierre Changeux en est tout à fait convaincu:
« Le clivage entre activités mentales et activités neuronales ne se
justifie pas. Désormais, à quoi bon parler d'esprit? »,
interroge-t-il dans L'Homme de hérité (Odile Jacob, 2002). C'est
la thèse de l'identité psycho-neurale : l'esprit et le cerveau, c'est la
même chose.
Neuro-imagerie et test de Turing
« Certaines personnes font des erreurs de catégorie
épouvantables, estime Marin Beauregard.
A partir d'études de neuro-imagerie, ils vont dire
que le cerveau désire, mémorise, exécute la fonction, etc., alors
que c'est bien la personne humaine qui fait tout cela et non
l'organe. C'est l être humain qui a des pensées, des désirs, ce
n'est pas le cerveau seul, comme isolé du corps et l'environnement.
Cette forme extrême•
neuro-réductionnisme na aucun sens. »
C'est bien parallèlement à l'explosion des
techniques d'imagerie cérébrale que ces conceptions « identitaires »
se sont développées. Puisqu'il se passe ceci dans le cerveau quand
je fais cela, alors ceci cause cela... C'est la seconde
« erreur » que pense devoir
dénoncer Mario Beauregard « Dans ces
travaux, on ne mesure que des corrélations. On n'établit pas de lien
de causalité. Une région cérébrale active dans une expérience
indique seulement qu'elle est impliquée dans la fonction étudiée
mais pas forcément qu'elle crée la fonction. C'est une erreur
logique, aussi naïve que de croire
qu'on va trouver l'animateur d'une émission de télévision dans le
poste. »
La difficulté dans ce débat est de garder le sens de la
mesure. Dan Haler, responsable du département de génétique de
l'Institut national du cancer aux États-Unis, a ainsi écrit que les
êtres humains ne sont finalement que « des
tas de réactions chimiques qui se baladent dans un sac » !
En outre, le devenir d'un homme machine est, bien
entendu, de fusionner avec des machines devenues de plus en plus
conscientes. Ainsi, cette « singularité » serait proche, annonçait
dès 1999 Raymond Kurzweil, gourou de l'intelligence artificielle et
futurologue. Pourtant, aucun ordinateur n'a pu passer le test de
Turin, censé déterminer si une machine raisonne. Comment cela se
pourrait-il? C'est le pari de l'émergence, qui veut que d'une
structure suffisamment complexe, émerge une propriété nouvelle.
Selon les neurosciences contemporaines, c'est donc ainsi que la
conscience advint à l'homme, et il en sera de même avec la
machine...
Il a toutefois fallu attendre le jeune philosophe australien
David Chaleurs pour que le problème contemporain de la conscience
révèle son vrai visage, à deux faces. Charmais a en effet distingué
le problème facile du problème difficile de la conscience. Le
premier est de comprendre comment nous construisons une
représentation du monde à partir de nos sens. Les voies sensorielles
conduisent les informations recueillies, qui sont traitées dans
certaines zones du cerveau, puis intégrées pour restituer une
perception globale. C'est là le problème (presque) facile, qui se
pose de la même façon pour les animaux. Quant au problème difficile,
il concerne notre rapport « intérieur », subjectif, au monde: nos
émotions, le sens de soi, le libre-arbitre, la spiritualité... On
peut le synthétiser par cette formule: comment quelque chose d'aussi
immatériel que la conscience a-t-il pu émerger de quelque chose
d'aussi inconscient que la matière? Chalmers a poursuivi avec le
concept de « qualia », soit la façon dont les choses nous
apparaissent individuellement, les aspects « expérienciels » de nos
vies mentales, auxquels nous accédons par l'introspection.
Le continent « inconscient »
Si certains philosophes, comme Daniel Dennett,
réfutent tout simplement l'existence des qualia, d'autres admettent
que la science n'a pas de réponse à cette question, mais qu'elle en
aura à coup sûr dans le futur, grâce aux progrès technologiques, en
particulier de l'imagerie cérébrale. « C'est ce que le philosophe
des sciences Karl Popper a appelé le `matérialisme de promesse",
note Mario Beauregard. La question centrale est de savoir jusqu où
les chercheurs sont prêts à accepter les données scientifiques dont
on dispose. La réflexion est limitée quand, par exemple, on ne
considère pas comme valides les données issues des expériences
transpersonnelles, des états modifiés de conscience, ou encore de la
recherche sur la perception extrasensorielle. On peut comprendre
qu'on se limite à des phénomènes comme la perception visuelle ou
auditive, simples en apparence. Mais en faisant cela, on donne
l'impression que la question est réglée, alors qu'on laisse de côté
tout un pan de l'expérience humaine. » Et le neuropsychologue
québécois de se réclamer de « l'empirisme radical » prôné par
William James : « Le matérialisme et le réductionnisme sont en
quelque sorte internalisés par les scientifiques au cours de leur
formation, par osmose. Lorsque je donne des conférences, je vois
parfois des étudiants qui prennent conscience de cette façon de
procéder, et qui ont comme une révélation. » Le modèle matérialiste
serait en effet implicite et sa remise en cause taboue. Lorsque
Mario Beauregard a publié un essai dans lequel il le critique, une
partie de la presse scientifique anglo-saxonne s'est demandée s'il
fallait brûler le livre...
Pour sa part, le neurobiologiste Jean-Pierre
Changeux se défend de toute idéologie quand il adopte le point de
vue matérialiste. Lors d'une conférence récente, il déclarait: « On
peut penser avec Bachelard que, comme pour la chimie, nous devons
adopter une position qui n'est pas une position idéologique mais qui
est un constat défait, celle d'un matérialisme instruit, c'est-àdire
comprendre comment fonctionne notre cerveau à partir de ses bases
moléculaires et chimiques. » Et c'est donc en toute bonne foi qu'il
entend « combler le fossé qui, pour beaucoup, sépare encore le
mental du biologique ».
Le modèle Changeux-Dehaene est celui de « l'espace
de travail conscient », soit un « milieu interne qui intègre les
différents types de signaux reçus du monde extérieur et ceux venant
de notre propre monde intérieur, de l activité spontanée de notre
cerveau ». Le modèle repose sur l'anatomie du cerveau: un réseau «
vertical » de neurones, au fonctionnement automatique, engagés dans
des fonctions spécifiques (vision, audition, évaluation, attention,
etc.), et un réseau « horizontal » de neurones à axones W'W longs,
qui contribue à l'intégration de ces multiples activités dans un
espace de travail commun.
Ce modèle a été bâti en distinguant les activités
conscientes et non-conscientes. Surprise: l'activité non-consciente
domine largement, mais surtout, elle est également capable de
traiter l'information ! Dans Le Nouvel inconscient (Odile Jacob,
2009), Lionel Naccache raconte l'odyssée de l'inconscient « cognitif
» (engagé dans des activités de traitement de l'information). Les
expériences dites d'amorçage ou de masquage reposent ainsi sur la
perception subliminale, donc non-consciente. Et elles montrent sans
aucun doute possible que les informations non-perçues consciemment
sont traitées jusqu'au niveau sémantique (signification d'un mot ou
valeur d'un chiffre par exemple), et modulent nos réactions
conscientes à notre insu. Linconscient cognitif est lui-même sous
l'influence... de la conscience. « A chaque instant,
notre posture psychologique consciente façonne et
modifie certains des nombreux processus mentaux inconscients qui
nous habitent, et tout cela opère à notre insu ! », écrit Lionel
Naccache. Allons bon! Évacué par les pourfendeurs de la
psychanalyse, voila que l'inconscient revient par la fenêtre des
neuroscientifiques. Et Naccache de saluer en Freud le découvreur
involontaire, le Christophe Colomb du continent « inconscient ».
Expérience mystique et folie
Mais l'inconscient ouvre aussi sur le
transcendant. Aux États-Unis, la psychologie transpersonnelle est un
courant reconnu. « Après Freud et Jung, des chercheurs comme
Stanislav Grof ont montré que l'inconscient humain est beaucoup plus
vaste que ce que l'on croyait, explique Mario Beauregard. Il
contient plus que les éléments biographiques, et même plus que
l'inconscient collectif de l humanité. En
fait, l'esprit humain peut varier au-delà du temps et de l'espace,
jusqu à des expériences d'identification avec tout l'univers, de
conscience cosmique. » Ces phénomènes que l'on retrouve dans les
expériences chamaniques ou les expériences de mort imminente (near
death experiences) sont de surcroît des expériences
hyper-conscientes. L'individu ne décrit pas un état de conscience
altéré, mais au contraire décuplé, centuplé. Alors où s'arrête
réellement la conscience?
De l'expérience transpersonnelle et mystique à la
folie, il n'y a qu'un pas... en arrière. Pour le psychiatre Henri
Grivois, tout délire est mystique: les patients se prennent pour
Dieu, ou Dieu leur parle. Son confrère Serge Tribolet embraie. Pour
lui, la folie, ou psychose, c'est « l'inconscient à ciel ouvert »,
et le « fou » a non pas une case en moins, niais « une case en plus
». Il est un voyant, au sens où il voit ce que personne ne voit. «
Sa perception se situe au-delà du voir, comme Adam et Ève avant
qu'ils croquent
la pom ne et que leurs yeux sàuvrent », dit Serge
7 ribolet. l'inconscient ouvret-il à la conscience les portes d'un
au-delà du soi? L'étude de la conscience a en tout cas de beaux
jours devant elle, et Mario Beauregard nous rappelle, avec Teilhard
de Chardin, qu'« au niveau cosmique, seul le fzntastigiie a des
chances d'étre vrai
Jocelin Morisson
Prolongement constant, unique de la cellule
nerveuse sous la forme d'un filet axial qui peut atteindre plusieurs
décimètres et que parcourt l'influx nerveux.
|