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FRANCE - PARIS - 12.09.2008
Collège des Bernardins
Rencontre avec le monde de la
culture
Texte original - Français
Monsieur le Cardinal,
Madame le Ministre de la Culture,
Monsieur le Maire,
Monsieur le Chancelier de l’Institut,
Chers amis,
Merci, Monsieur le Cardinal, pour vos aimables
paroles. Nous nous trouvons dans un lieu historique, lieu édifié par les
fils de saint Bernard de Clairvaux et que votre prédécesseur, le
regretté Cardinal Jean-Marie Lustiger, a voulu comme un centre de
dialogue de la Sagesse chrétienne avec les courants culturels
intellectuels et artistiques de votre société. Je salue particulièrement
Madame le Ministre de la Culture qui représente le gouvernement, ainsi
que Messieurs Giscard d’Estaing et Chirac.
J’adresse également mes salutations aux ministres
présents, aux représentants de l’UNESCO, à Monsieur le Maire de Paris et
à toutes les autorités. Je ne veux pas oublier mes collègues de
l’Institut de France qui savent ma considération et je désire remercier
le Prince de Broglie de ses paroles cordiales. Nous nous reverrons
demain matin. Je remercie les délégués de la communauté musulmane
française d’avoir accepté de participer à cette rencontre ; je leur
adresse mes voeux les meilleurs en ce temps du ramadan. Mes salutations
chaleureuses vont maintenant tout naturellement vers l’ensemble du monde
multiforme de la culture que vous représentez si dignement, chers
invités.
J’aimerais vous parler ce soir des origines de la
théologie occidentale et des racines de la culture européenne. J’ai
mentionné en ouverture que le lieu où nous nous trouvons était
emblématique. Il est lié à la culture monastique. De jeunes moines ont
ici vécu pour s’initier profondément à leur vocation et pour bien vivre
leur mission. Ce lieu, évoque-t-il pour nous encore quelque chose ou n’y
rencontrons-nous qu’un monde désormais révolu ? Pour pouvoir répondre,
nous devons réfléchir un instant sur la nature même du monachisme
occidental. De quoi s’agissait-il alors ? En considérant les fruits
historiques du monachisme, nous pouvons dire qu’au cours de la grande
fracture culturelle, provoquée par la migration des peuples et par la
formation des nouveaux ordres étatiques, les monastères furent des
espaces où survécurent les trésors de l’antique culture et où, en
puisant à ces derniers, se forma petit à petit une culture nouvelle.
Comment cela s’est-il passé ?
Quelle était la motivation des personnes qui se
réunissaient en ces lieux ? Quelles étaient leurs désirs ? Comment
ont-elles vécu ?
Avant toute chose, il faut reconnaître avec
beaucoup de réalisme que leur volonté n’était pas de créer une culture
nouvelle ni de conserver une culture du passé. Leur motivation était
beaucoup plus simple. Leur objectif était de chercher Dieu, quaerere
Deum. Au milieu de la confusion de ces temps où rien ne semblait
résister, les moines désiraient la chose la plus importante :
s’appliquer à trouver ce qui a de la valeur et demeure toujours, trouver
la Vie elle-même. Ils étaient à la recherche de Dieu. Des choses
secondaires, ils voulaient passer aux réalités essentielles, à ce qui,
seul, est vraiment important et sûr. On dit que leur être était tendu
vers l’« eschatologie ». Mais cela ne doit pas être compris au sens
chronologique du
terme - comme s’ils vivaient les yeux tournés vers
la fin du monde ou vers leur propre mort - mais au sens existentiel :
derrière le provisoire, ils cherchaient le définitif. Quaerere Deum :
comme ils étaient chrétiens, il ne s’agissait pas d’une aventure dans un
désert sans chemin, d’une recherche dans l’obscurité absolue. Dieu
lui-même a placé des bornes milliaires,
mieux, il a aplani la voie, et leur tâche
consistait à la trouver et à la suivre. Cette voie était sa Parole qui,
dans les livres des Saintes Écritures, était offerte aux hommes. La
recherche de Dieu requiert donc, intrinsèquement, une culture de la
parole, ou, comme le disait Dom Jean Leclercq : eschatologie et
grammaire sont dans le monachisme occidental indissociables l’une
de l’autre (cf. L’amour des lettres et le désir de
Dieu, p.14). Le désir de Dieu comprend l’amour des lettres, l’amour de
la parole, son exploration dans toutes ses dimensions. Puisque dans la
parole biblique Dieu est en chemin vers nous et nous vers Lui, ils
devaient apprendre à pénétrer le secret de la langue, à la comprendre
dans sa structure et dans ses usages.
Ainsi, en raison même de la recherche de Dieu, les
sciences profanes, qui nous indiquent les chemins vers la langue,
devenaient importantes. La bibliothèque faisait, à ce titre, partie
intégrante du monastère tout comme l’école. Ces deux lieux ouvraient
concrètement un chemin vers la parole. Saint Benoît appelle le monastère
une dominici servitii schola, une école du service du Seigneur. L’école
et la bibliothèque assuraient la formation de la raison et l’eruditio,
sur la base de laquelle l’homme apprend à percevoir au milieu des
paroles, la Parole. Pour avoir une vision d’ensemble de cette culture de
la parole liée à la recherche de Dieu, nous devons faire un pas
supplémentaire. La Parole qui ouvre le chemin de la recherche de Dieu et
qui est elle-même ce chemin, est une Parole qui donne naissance à une
communauté. Elle remue certes jusqu’au fond d’elle-même chaque personne
en particulier (cf. Ac 2, 37). Grégoire le Grand décrit cela comme une
douleur forte et inattendue qui secoue notre âme somnolente et nous
réveille pour nous rendre attentifs à Dieu (cf. Leclercq, ibid., p. 35).
Mais elle nous rend aussi attentifs les uns aux autres. La Parole ne
conduit pas uniquement sur la voie d’une mystique individuelle, mais
elle nous introduit dans la communauté de tous ceux qui cheminent dans
la foi. C’est pourquoi il faut non seulement réfléchir sur la Parole,
mais également la lire de façon juste. Tout comme à l’école rabbinique,
chez les moines, la lecture accomplie par l’un d’eux est également un
acte corporel.
« Le plus souvent, quand legere et lectio sont
employés sans spécification, ils désignent une activité qui, comme le
chant et l’écriture, occupe tout le corps et tout l’esprit », dit à ce
propos Dom Leclercq (ibid., p. 21).
Il y a encore un autre pas à faire. La Parole de
Dieu elle-même nous introduit dans un dialogue avec Lui. Le Dieu qui
parle dans la Bible nous enseigne comment nous pouvons Lui parler. En
particulier, dans le Livre des Psaumes, il nous donne les mots avec
lesquelles nous pouvons nous adresser à Lui. Dans ce dialogue, nous Lui
présentons notre vie, avec ses
hauts et ses bas, et nous la transformons en un
mouvement vers Lui. Les Psaumes contiennent en plusieurs endroits des
instructions sur la façon dont ils doivent être chantés et accompagnés
par des instruments musicaux. Pour prier sur la base de la Parole de
Dieu, la seule labialisation ne suffit pas, la musique est nécessaire.
Deux chants de la liturgie chrétienne
dérivent de textes bibliques qui les placent sur
les lèvres des Anges : le Gloria qui est chanté une première fois par
les Anges à la naissance de Jésus, et le Sanctus qui, selon Isaïe 6, est
l’acclamation des Séraphins qui se tiennent dans la proximité immédiate
de Dieu. Sous ce jour, la Liturgie chrétienne est une invitation à
chanter avec les anges et à donner à la parole
sa plus haute fonction. À ce sujet, écoutons encore
une fois Jean Leclercq : « Les moines devaient trouver des accents qui
traduisent le consentement de l’homme racheté aux mystères qu’il célèbre
: les quelques chapiteaux de Cluny qui nous aient été conservés montrent
les symboles christologiques des divers tons du chant » (cf. ibid., p.
229).
Pour saint Benoît, la règle déterminante de la
prière et du chant des moines est la parole du Psaume : Coram angelis
psallam Tibi, Domine – en présence des anges, je veux te chanter,
Seigneur (cf. 138, 1). Se trouve ici exprimée la conscience de chanter,
dans la prière communautaire, en présence de toute la cour céleste, et
donc d’être soumis à la mesure suprême : prier et chanter pour s’unir à
la musique des esprits sublimes qui étaient considérés comme les auteurs
de l’harmonie du cosmos, de la musique des sphères. À partir de là, on
peut comprendre la sévérité d’une méditation de saint Bernard de
Clairvaux qui utilise une expression de la tradition platonicienne,
transmise par saint Augustin, pour juger le mauvais chant des moines
qui, à ses yeux, n’était en rien un incident secondaire. Il qualifie la
cacophonie d’un chant mal exécuté comme une chute dans la regio
dissimilitudinis, dans la ‘région de la dissimilitude’. Saint Augustin
avait tiré cette expression de la philosophie platonicienne pour
caractériser l’état de son âme avant sa conversion (cf. Confessions, VII,
10.16) : l’homme qui est créé à l’image de Dieu tombe, en conséquence de
son abandon de Dieu, dans la ‘région de la dissimilitude’, dans un
éloignement de Dieu où il ne Le reflète plus et où il devient ainsi non
seulement dissemblable à Dieu, mais aussi à sa véritable nature d’homme.
Saint Bernard se montre ici évidemment sévère en recourant à cette
expression, qui indique la chute de l’homme loin de lui-même, pour
qualifier les chants mal exécutés par les moines, mais il montre à quel
point il prend la chose au sérieux. Il indique ici que la culture du
chant est une culture de l’être et que les moines, par leurs prières et
leurs chants, doivent correspondre à la grandeur de la Parole qui leur
est confiée, à son impératif de réelle beauté. De cette exigence
capitale de parler avec Dieu et de Le chanter avec les mots qu’Il a
Lui-même donnés, est née la grande musique occidentale. Ce n’était pas
là l’oeuvre d’une « créativité » personnelle où l’individu, prenant
comme critère essentiel la représentation de son propre moi, s’érige un
monument à lui-même. Il s’agissait plutôt de reconnaître attentivement
avec les « oreilles du coeur » les lois constitutives de l’harmonie
musicale de la création, les formes essentielles de la musique émise par
le Créateur dans le monde et en l’homme, et d’inventer une musique digne
de Dieu qui soit, en même temps, authentiquement digne de l’homme et qui
proclame hautement cette dignité. Enfin, pour s’efforcer de saisir cette
culture monastique occidentale de la parole, qui s’est développée à
partir de la quête intérieure de Dieu, il faut au moins faire une brève
allusion à la particularité du Livre ou des Livres par lesquels ette
Parole est parvenue jusqu’aux moines. Vue sous un aspect purement
historique ou littéraire, la Bible n’est pas un smple livre, mais un
recueil de textes littéraires dont la rédaction s’étend sur plus d’un
millénaire et dont les différents ivres ne sont pas facilement
repérables comme constituant un corpus unifié. Au contraire, des
tensions visibles existent
entre eux. C’est déjà le cas dans la Bible
d’Israël, que nous, chrétiens, appelons l’Ancien Testament. Ça l’est
plus encore qand nous, chrétiens, lions le Nouveau Testament et ses
écrits à la Bible d’Israël en l’interprétant comme chemin vers le
Christ. Avec raison, dans le Nouveau Testament, la Bible n’est pas de
façon habituelle appelée « l’Écriture » mais « les
Écritures » qui, cependant, seront ensuite
considérées dans leur ensemble comme l’unique Parole de Dieu qui nous
est dressée. Ce pluriel souligne déjà clairement que la Parole de Dieu
nous parvient seulement à travers la parole humaine, à travers des
paroles humaines, c’est-à-dire que Dieu nous parle seulement dans
l’humanité des hommes, et à travers leurs
paroles et leur histoire. Cela signifie, ensuite,
que l’aspect divin de la Parole et des paroles n’est pas immédiatement
perceptible. Pour le dire de façon moderne : l’unité des livres
bibliques et le caractère divin de leurs paroles ne sont pas
saisissables d’un point de vue purement historique. L’élément historique
se présente dans le multiple et l’humain. Ce qui
explique la formulation d’un distique médiéval qui,
à première vue, apparaît déconcertant : Littera gesta docet – quid
credas allegoria…(cf. Augustin de Dacie, Rotulus pugillaris, I). La
lettre enseigne les faits ; l’allégorie ce qu’il faut croire, c’est-àdire
l’interprétation christologique et pneumatique.
Nous pouvons exprimer tout cela d’une manière plus
simple : l’Écriture a besoin de ’interprétation, et elle a besoin de la
communauté où elle s’est formée et où elle est vécue. En elle seulement,
elle a son unité et, en elle, se révèle le sens qui unifie le tout. Dit
sous une autre forme : il existe des dimensions du sens de la Parole et
des paroles qui se découvrent
uniquement dans la communion vécue de cette Parole
qui crée l’histoire. À travers la perception croissante de la pluralité
de ses sens, la Parole n’est pas dévalorisée, mais elle apparaît, au
contraire, dans toute sa grandeur et sa dignité. C’est pourquoi le «
Catéchisme de l’Église catholique » peut affirmer avec raison que le
christianisme n’est pas au sens classique
seulement une religion du livre (cf. n. 108). Le
christianisme perçoit dans les paroles la Parole, le Logos lui-même, qui
déploie son mystère à travers cette multiplicité. Cette structure
particulière de la Bible est un défi toujours nouveau posé à chaque
génération. Selon sa nature, elle exclut tout ce qu’on appelle
aujourd’hui « fondamentalisme ». La Parole de Dieu, en effet, n’est
jamais simplement présente dans la seule littéralité du texte. Pour
l’atteindre, il faut un dépassement et un processus de compréhension qui
se laisse guider par le mouvement intérieur de l’ensemble des textes et,
à partir de là, doit devenir également un processus vital. Ce n’est que
dans l’unité dynamique de leur ensemble que les nombreux livres ne
forment qu’un Livre. La Parole de Dieu et Son action dans le monde se
révèlent dans la parole et dans l’histoire humaines. Le caractère
crucial de ce thème est éclairé par les écrits de saint Paul. Il a
exprimé de manière radicale ce que signifie le dépassement de la lettre
et sa compréhension holistique, dans la phrase : « La lettre tue, mais
l’Esprit donne la vie » (2 Co 3, 6). Et encore : « Là où est l’Esprit…,
là est la liberté » (2 Co 3, 17). Toutefois, la grandeur et l’ampleur de
cette perception de la Parole biblique ne peut se comprendre que si l’on
écoute saint Paul jusqu’au bout, en apprenant que cet Esprit libérateur
a un nom et que, de ce fait, la liberté a une mesure intérieure : « Le
Seigneur, c’est l’Esprit, et là où l’Esprit du Seigneur est présent, là
est la liberté » (2 Co 3, 17). L’Esprit qui rend libre ne se laisse pas
réduire à l’idée ou à la vision personnelle de celui qui interprète. L’Esprit
est Christ, et le Christ est le Seigneur qui nous montre le chemin. Avec
cette parole sur l’Esprit et sur la liberté, un vaste horizon s’ouvre,
mais en même temps, une limite claire est mise à l’arbitraire et à la
subjectivité, limite qui oblige fortement l’individu tout comme la
communauté et noue un lien supérieur à celui de la lettre du texte : le
lien de l’intelligence et de l’amour. Cette tension entre le lien et la
liberté, qui va bien au-delà du problème littéraire de l’interprétation
de l’Écriture, a déterminé aussi la pensée et l’oeuvre du monachisme et
a profondément modelé la culture occidentale. Cette tension se présente
à nouveau à notre génération comme un défi face
aux deux pôles que sont, d’un côté, l’arbitraire
subjectif, de l’autre, le fanatisme fondamentaliste. Si la culture
européenne d’aujourd’hui comprenait désormais la liberté comme l’absence
totale de liens, cela serait fatal et favoriserait inévitablement le
fanatisme et l’arbitraire. L’absence de liens et l’arbitraire ne sont
pas la liberté, mais sa destruction.
En considérant « l’école du service du Seigneur » -
comme Benoît appelait le monachisme -, nous avons jusque là porté notre
attention prioritairement sur son orientation vers la parole, vers l’«
ora ». Et, de fait, c’est à partir de là que se détermine l’ensemble de
la vie monastique. Mais notre réflexion resterait incomplète, si nous ne
fixions pas aussi notre regard, au moins brièvement, sur la deuxième
composante du monachisme, désignée par le terme « labora ». Dans le
monde grec, le travail physique était considéré comme l’oeuvre des
esclaves. Le sage, l’homme vraiment libre, se consacrait uniquement aux
choses de l’esprit ; il abandonnait le travail physique, considéré comme
une réalité inférieure, à ces hommes qui n’étaient pas supposés
atteindre cette existence supérieure, celle de l’esprit. La tradition
juive était très différente : tous les grands rabbins exerçaient
parallèlement un métier artisanal. Paul, comme rabbi puis comme héraut
de l’Évangile aux Gentils, était un fabricant de tentes et il gagnait sa
vie par le travail de ses mains. Il n’était pas une exception, mais il
se situait dans la tradition commune du rabbinisme. Le monachisme
chrétien a accueilli cette tradition : le travail manuel en est un
élément constitutif. Dans sa Regula, Benoît ne parle pas au sens strict
de l’école, même si l’enseignement et l’apprentissage – comme nous
l’avons vu – étaient acquis dans les faits ; en revanche, il parle
explicitement du travail (cf. chap. 48). Augustin avait fait de même en
consacrant au travail des moines un livre particulier. Les chrétiens,
s’inscrivant
dans la tradition pratiquée depuis longtemps par le
judaïsme, devaient, en outre, se sentir interpelés par la parole de
Jésus dans l’Évangile de Jean, où il défendait son action le jour du
shabbat : « Mon Père (…) est toujours à l’oeuvre, et moi aussi je suis à
l’oeuvre » (5, 17). Le monde gréco-romain ne connaissait aucun Dieu
Créateur. La divinité suprême selon leur vision ne pouvait pas, pour
ainsi dire, se salir les mains par la création de la matière. «
L’ordonnancement » du monde était le fait du démiurge, une divinité
subordonnée. Le Dieu de la Bible est bien différent : Lui, l’Un, le Dieu
vivant et vrai, est également le Créateur. Dieu travaille, Il continue
d’oeuvrer dans et sur l’histoire des hommes. Et dans le Christ, Il entre
comme Personne dans l’enfantement laborieux de l’histoire. « Mon Père
est toujours à l’oeuvre et moi aussi je suis à l’oeuvre ». Dieu Lui-même
est le Créateur du monde, et la création n’est pas encore achevée. Dieu
travaille ! C’est ainsi que le travail des
hommes devait apparaître comme une expression
particulière de leur ressemblance avec Dieu qui rend l’homme participant
à l’oeuvre créatrice de Dieu dans le monde. Sans cette culture du
travail qui, avec la culture de la parole, constitue le monachisme, le
développement de l’Europe, son ethos et sa conception du monde sont
impensables. L’originalité de cet ethos
devrait cependant faire comprendre que le travail
et la détermination de l’histoire par l’homme sont une collaboration
avec le Créateur, qui ont en Lui leur mesure. Là où cette mesure vient à
manquer et là où l’homme s’élève lui-même au rang de créateur déiforme,
la transformation du monde peut facilement aboutir à sa destruction.
Nous sommes partis de l’observation que, dans l’effondrement de l’ordre
ancien et des antiques certitudes, l’attitude
de fond des moines était le quaerere Deum - se
mettre à la recherche de Dieu. C’est là, pourrions-nous dire, l’attitude
vraiment philosophique : regarder au-delà des réalités pénultièmes et se
mettre à la recherche des réalités ultimes qui sont vraies. Celui qui
devenait moine, s’engageait sur un chemin élevé et long, il était
néanmoins déjà en possession de la
direction : la Parole de la Bible dans laquelle il
écoutait Dieu parler. Dès lors, il devait s’efforcer de Le comprendre
pour pouvoir aller à Lui. Ainsi, le cheminement des moines, tout en
restant impossible à évaluer dans sa progression, s’effectuait au coeur
de la Parole reçue. La quête des moines comprend déjà en soi, dans une
certaine mesure, sa résolution. Pour que
cette recherche soit possible, il est nécessaire
qu’il existe dans un premier temps un mouvement intérieur qui suscite
non seulement la volonté de chercher, mais qui rende aussi crédible le
fait que dans cette Parole se trouve un chemin de vie, un chemin de vie
sur lequel Dieu va à la rencontre de l’homme pour lui permettre de venir
à Sa rencontre. En d’autres termes, l’annonce de la Parole est
nécessaire. Elle s’adresse à l’homme et forge en lui une conviction qui
peut devenir vie. Afin que s’ouvre un chemin au coeur de la parole
biblique en tant que Parole de Dieu, cette même Parole doit d’abord être
annoncée ouvertement. L’expression classique de la nécessité pour la foi
chrétienne de se rendre communicable aux autres se résume dans une
phrase de la Première Lettre de Pierre, que la théologie médiévale
regardait comme le fondement biblique du travail des théologiens : «
Vous devez toujours être prêts à vous expliquer devant tous ceux qui
vous demandent de rendre compte (logos) de l’espérance qui est en vous »
(3, 15). (Logos doit devenir apo-logie, la Parole doit devenir réponse).
De fait, les chrétiens de l’Église naissante ne considéraient pas leur
annonce missionnaire comme une propagande qui devait servir à augmenter
l’importance de leur groupe, mais comme une nécessité intrinsèque qui
dérivait de la nature de leur foi. Le Dieu
en qui ils croyaient était le Dieu de tous, le Dieu
Un et Vrai qui s’était fait connaître au cours de l’histoire d’Israël
et, finalement, à travers son Fils, apportant ainsi la réponse qui
concernait tous les hommes et, qu’au plus profond d’euxmêmes, tous
attendent. L’universalité de Dieu et l’universalité de la raison ouverte
à Lui constituaient pour eux la motivation et, à la fois, le devoir de
l’annonce. Pour eux, la foi ne dépendait pas des habitudes culturelles,
qui sont diverses selon les peuples, mais relevait du domaine de la
vérité qui concerne, de manière égale, tous les hommes. Le schéma
fondamental de l’annonce chrétienne ad extra - aux hommes qui, par leurs
questionnements, sont en recherche – se dessine dans le discours de
saint Paul à l’Aréopage. N’oublions pas qu’à cette époque, l’Aréopage
n’était pas une sorte d’académie où les esprits les plus savants se
rencontraient pour discuter sur les sujets les plus élevés, mais un
tribunal qui était compétent en matière de religion et qui devait
s’opposer à l’intrusion de religions étrangères. C’est précisément ce
dont on accuse Paul : « On dirait un prêcheur de divinités étrangères »
(Ac 17, 18). Ce à quoi Paul réplique :
« J’ai trouvé chez vous un autel portant cette
inscription : "Au dieu inconnu". Or, ce que vous vénérez sans le
connaître, je viens vous l’annoncer » (cf. 17, 23). Paul n’annonce pas
des dieux inconnus. Il annonce Celui que les hommes ignorent et pourtant
connaissent : l’Inconnu-Connu. C’est Celui qu’ils cherchent, et dont, au
fond, ils ont connaissance et qui est
cependant l’Inconnu et l’Inconnaissable. Au plus
profond, la pensée et le sentiment humains savent de quelque manière que
Dieu doit exister et qu’à l’origine de toutes choses, il doit y avoir
non pas l’irrationalité, mais la Raison créatrice, non pas le hasard
aveugle, mais la liberté. Toutefois, bien que tous les hommes le sachent
d’une certaine façon – comme Paul le
souligne dans la Lettre aux Romains (1, 21) – cette
connaissance demeure ambigüe : un Dieu seulement pensé et élaboré par
l’esprit humain n’est pas le vrai Dieu. Si Lui ne se montre pas, quoi
que nous fassions, nous ne parvenons pas pleinement jusqu’à Lui. La
nouveauté de l’annonce chrétienne c’est la possibilité de dire
maintenant à tous les peuples : Il s’est montré,
Lui personnellement. Et à présent, le chemin qui
mène à Lui est ouvert. La nouveauté de l’annonce chrétienne réside en un
fait : Dieu s’est révélé. Ce n’est pas un fait nu mais un fait qui,
lui-même, est Logos – présence de la Raison éternelle dans notre chair.
Verbum caro factum est (Jn 1, 14) : il en est vraiment ainsi en réalité,
à présent, le Logos est là, le Logos est
présent au milieu de nous. C’est un fait rationnel.
Cependant, l’humilité de la raison sera toujours nécessaire pour pouvoir
l’accueillir. Il faut l’humilité de l’homme pour répondre à l’humilité
de Dieu.
Sous de nombreux aspects, la situation actuelle est
différente de celle que Paul a rencontrée à Athènes, mais, tout en étant
différente, elle est aussi, en de nombreux points, très analogue. Nos
villes ne sont plus remplies d’autels et d’images représentant de
multiples divinités. Pour beaucoup, Dieu est vraiment devenu le grand
Inconnu. Malgré tout, comme jadis où derrière les nombreuses
représentations des dieux était cachée et présente la question du Dieu
inconnu, de même, aujourd’hui, l’actuelle absence de Dieu est aussi
tacitement hantée par la question qui Le concerne. Quaerere Deum –
chercher Dieu et se laisser trouver par Lui : cela n’est pas moins
nécessaire aujourd’hui que par le passé. Une culture purement
positiviste, qui renverrait dans le domaine subjectif, comme non
scientifique, la question concernant Dieu, serait la capitulation de la
raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un
échec de l’humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que
graves. Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et
la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de
toute culture véritable.
Merci beaucoup.