|  | 
  
    | 
      Devenir 
    capable, être reconnu ....
    par Paul Ricoeur  | 
   
  
    | 
     
    Dossiers :
      | 
   
  
    | 
     
    Source:  http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/Revue_des_revues_200_1152AB.pdf 
    
    Date : 
    2005  
    
      
        
          
               
          Devenir capable, être reconnu
           
          
          Paul Ricoeur*  
            
          
          Le prix qui m’honore et pour lequel 
          j’adresse mes vifs remerciements au John W. Kluge Center, à la Library 
          of Congress, est motivé par l’humanisme dont l’oeuvre de ma vie est 
          créditée par les généreux donateurs. C’est à l’examen de quelques-unes 
          des bases de cet humanisme que sont consacrées les réflexions qui 
          suivent. Mon titre est double : il désigne d’une part les capacités 
          qu’un agent humain s’attribue, d’autre part le recours à autrui pour 
          donner à cette certitude personnelle un statut social. L’enjeu commun 
          aux deux pôles de cette dualité est l’identité personnelle. Je 
          m’identifie par mes capacités, par ce que je peux faire. L’individu se 
          désigne comme homme capable, non sans ajouter… et souffrant, pour 
          souligner la vulnérabilité de la condition humaine. Les capacités 
          peuvent être observées du dehors, mais elles sont fondamentalement 
          ressenties, vécues, sur le mode de la certitude. Celle-ci n’est pas 
          une croyance, tenue pour un degré inférieur du savoir. C’est une 
          assurance confiante, parente du témoignage. Je parle ici 
          d’attestation: celle-ci est en effet au soi ce qu’est le témoignage 
          porté sur un événement, une rencontre, un accident.  
         
        
        Phénoménologie de l’homme capable
         
        
          
          Il est possible d’établir une 
          typologie des capacités de base, à la jointure de l’inné et de 
          l’acquis. Ces pouvoirs de base constituent la première assise de 
          l’humanité, au sens de l’humain opposé à l’inhumain. Le changement qui 
          est un aspect de l’identité – des idées et des choses – revêt au 
          niveau humain un aspect dramatique, qui est celui de l’histoire 
          personnelle enchevêtrée dans les histoires innombrables de nos 
          compagnons d’existence. L’identité personnelle est marquée par une 
          temporalité qu’on peut dire constitutive. La personne est son 
          histoire. Dans l’esquisse de typologie que je propose, je considère 
          tour à tour la capacité de dire, celle d’agir, celle de raconter, à 
          quoi j’ajoute, l’imputabilité et la promesse. Dans ce vaste panorama 
          des capacités affirmées et assumées par l’agent humain, l’accent 
          principal se déplace d’un pôle à première vue moralement neutre à un 
          pôle explicitement moral où le sujet capable s’atteste comme sujet 
          responsable. Quelques mots sur chacune de ces capacités: par 
          «pouvoir dire», il faut entendre une capacité plus spécifique que 
          le don général du langage qui s’exprime dans la pluralité des langues 
          avec chacune sa morphologie, son lexique, sa syntaxe, sa rhétorique. 
          Pouvoir dire, c’est produire spontanément un discours sensé. Dans le 
          discours quelqu’un dit quelque chose à quelqu’un selon des règles 
          communes. Dire quelque chose, c’est le sens; sur quelque chose, 
          c’est la référence à l’extralinguistique; à quelqu’un, c’est 
          l’adresse, base de la conversation. Par «pouvoir agir», j’entends 
          la capacité de produire des événements dans la société et la nature. 
          Cette intervention transforme la notion d’événements, qui ne sont pas 
          seulement ce qui arrive. Elle introduit la contingence humaine, 
          l’incertitude et l’imprévisibilité dans le cours des choses. Le 
          «pouvoir raconter» occupe une place éminente parmi les capacités 
          dans la mesure où les événements de toute origine ne deviennent 
          lisibles et intelligibles que racontés dans des histoires; l’art 
          millénaire de raconter des histoires, lorsqu’il est appliqué à 
          soi-même, donne des récits de vie que l’histoire des historiens 
          articule. La mise en récit marque une bifurcation dans l’identité 
          elle-même – qui n’est plus seulement celle du même – et l’identité de 
          soi qui intègre le changement comme péripétie. On peut parler dès lors 
          d’une identité narrative: c’est celle de l’intrigue du récit qui 
          reste inachevé et ouvert sur la possibilité de raconter autrement et 
          de se laisser raconter par les autres. L’imputabilité constitue une 
          capacité franchement morale. Un agent humain est tenu pour l’auteur 
          véritable de ses actes, quelle que soit la force des causes organiques 
          et physiques. Assumée par l’agent, elle le rend responsable, capable 
          de s’attribuer une part des conséquences de l’action; s’agissant 
          d’un tort fait à autrui elle dispose à la réparation et à la sanction 
          finale. La promesse est possible sur cette base; le sujet s’engage 
          dans sa parole et dit qu’il fera demain ce qu’il dit aujourd’hui; la 
          promesse limite l’imprévisibilité du futur, au risque de la 
          trahison; le sujet peut tenir ou non sa promesse; il engage ainsi 
          la promesse de la promesse, celle de tenir sa parole, d’être fiable.
           
         
        
        L’exigence de reconnaissance 
         
        
          
          À première vue ces capacités de 
          base n’impliquent pas de demande de reconnaissance par autrui, la 
          certitude de pouvoir faire est intime, certes; toutefois chacune 
          appelle un vis-àvis : le discours est adressé à quelqu’un capable de 
          répondre, de questionner, d’entrer en conversation et en dialogue. 
          L’action se fait avec d’autres agents, qui peuvent aider ou 
          empêcher; le récit rassemble de multiples protagonistes dans une 
          intrigue unique; une histoire de vie se compose avec une multitude 
          d’autres histoires de vie; quant à l’imputabilité, souvent suscitée 
          par l’accusation, elle me rend responsable devant autrui; plus 
          étroitement elle rend le puissant responsable du faible et du 
          vulnérable. Enfin la promesse appelle un témoin qui la reçoit et 
          l’enregistre; bien plus, elle a pour finalité le bien d’autrui, si 
          elle ne vise pas à la malfaisance et à la vengeance. Ce qui toutefois 
          manque à ces implications d’autrui dans la certitude privée de pouvoir 
          faire, c’est la réciprocité, la mutualité, qui seules permettent de 
          parler de reconnaissance au sens fort. Cette mutualité n’est pas 
          donnée spontanément; c’est pourquoi elle est demandée; et cette 
          demande ne va pas sans conflit et sans lutte; l’idée de lutte pour 
          la reconnaissance est au coeur des rapports sociaux modernes; le 
          mythe de l’état de nature donne à la compétition, à la défiance, à 
          l’affirmation arrogante de la gloire solitaire le rôle de fondation et 
          d’origine; dans cette guerre de tous contre tous seule la peur de la 
          mort violente régnerait; ce pessimisme concernant le fond de la 
          nature humaine va de pair avec un éloge du pouvoir absolu d’un 
          souverain extérieur au pacte de soumission des citoyens délivrés de la 
          peur. Le déni de reconnaissance se trouve ainsi inscrit dans 
          l’institution. On peut trouver un premier recours en faveur de la 
          réciprocité dans le caractère tout aussi primitif que la guerre de 
          tous contre tous d’un droit naturel où un égal respect serait reconnu 
          à tous les contractants du lien social; le caractère moral du lien 
          social serait ainsi tenu pour irréductible. Ce que le droit naturel 
          ignore, c’est la place de la lutte dans la conquête de l’égalité et de 
          la justice, et le rôle des comportements négatifs dans la motivation 
          des luttes: manque de considération, humiliation, mépris, pour ne 
          rien dire de la violence sous toutes ses formes physiques et 
          psychiques. La lutte pour la reconnaissance se poursuit à plusieurs 
          niveaux. Elle commence à celui des rapports affectifs liés à la 
          transmission de la vie, à la sexualité et à la filiation. Elle est à 
          son comble à l’intersection des rapports verticaux d’une généalogie et 
          des rapports horizontaux de conjugalité qui ont pour cadre la famille. 
          Cette lutte pour la reconnaissance se poursuit au plan juridique des 
          droits civiques, centrés sur les idées de liberté, de justice et de 
          solidarité. Des droits ne peuvent être revendiqués pour moi, qui ne 
          sont pas reconnus à d’autres sur un pied d’égalité. Cette extension 
          des capacités individuelles ressortissant à la personne juridique 
          concerne non seulement l’énumération des droits civiques, mais sa 
          sphère d’application à des catégories nouvelles d’individus et de 
          pouvoirs jusque-là méprisés. Cette extension est l’occasion de 
          conflits s’agissant de l’exclusion liée aux inégalités sociales, mais 
          aussi des discriminations héritées du passé et frappant encore des 
          minorités diverses. Mais le mépris, l’humiliation atteignent le lien 
          social à un plan qui excède celui des droits; il s’agit de l’estime 
          sociale qui s’adresse à la valeur personnelle et à la capacité de 
          poursuivre le bonheur selon sa conception de la vie bonne. Cette lutte 
          pour l’estime a pour cadre les différents lieux de vie; ainsi, dans 
          l’entreprise la lutte pour conquérir, protéger son rang dans la 
          hiérarchie d’autorité; dans l’accès au logement, les relations de 
          voisinage et de proximité et les multiples rencontres dont la vie 
          quotidienne est tissée. Ce sont toujours les capacités personnelles 
          qui demandent à être reconnues par autrui.  
         
        
        L’échange et le lien  
        
          
          La question se pose alors de savoir 
          si le lien social ne se constitue que dans la lutte pour la 
          reconnaissance, ou s’il n’y a pas aussi à l’origine une sorte de 
          bienveillance liée à la similitude d’homme à homme dans la grande 
          famille humaine. Nous en avons un soupçon dans l’insatisfaction où 
          nous laisse la pratique de la lutte; la demande de reconnaissance 
          qui s’y exprime est insatiable: quand serons-nous suffisamment 
          reconnus? Il y a dans cette quête une sorte de mauvais infini. Or, 
          c’est aussi un fait que nous faisons l’expérience de reconnaissance 
          effective sur un mode pacifié. Le modèle s’en trouve dans la pratique 
          d’échange cérémoniel de dons dans les sociétés archaïques. Cet échange 
          ritualisé ne se confond pas avec l’échange marchand consistant à 
          acheter et à vendre en accord avec un contrat d’échange. La logique de 
          l’échange de dons est une logique de réciprocité qui crée la 
          mutualité; elle consiste dans l’appel «à rendre en retour» 
          contenu dans l’acte de donner. D’où procède cette obligation? 
          Certains sociologues ont cherché dans la chose échangée une force 
          magique qui fait circuler le don et le fait retourner à son point de 
          départ. Je préfère suivre ceux qui voient dans l’échange de dons une 
          reconnaissance de l’un par l’autre qui ne se connaît pas et se 
          symbolise dans la chose échangée qui en devient le gage. Cette 
          reconnaissance indirecte serait la contrepartie pacifique de la lutte 
          pour la reconnaissance. S’y exprimerait la mutualité du lien social. 
          Non que l’obligation de rendre crée une dépendance du donataire au 
          donateur mais le geste de donner serait l’invitation à une générosité 
          semblable. Cette chaîne de générosité est le modèle d’une expérience 
          effective de reconnaissance sans lutte qui trouve une expression dans 
          toutes les trêves de nos luttes, dans les armistices que constituent 
          en particulier les compromis issus de la négociation entre partenaires 
          sociaux. Outre cette pratique du compromis, la formation du lien 
          politique qui nous fait citoyens d’une communauté historique ne 
          procède peut-être pas seulement du souci de sécurité et de défense des 
          intérêts particuliers de cette communauté, mais de quelque chose comme 
          une «amitié politique» essentiellement pacifique. Une trace plus 
          visible de l’échange cérémoniel de dons est laissée dans les pratiques 
          de générosité qui, dans nos sociétés, doublent les échanges 
          marchands; donner reste un geste répandu qui échappe à l’objection 
          de calcul intéressé: il dépend de celui qui reçoit de répondre à 
          celui qui donne par une générosité semblable. Ce désintéressement 
          trouve dans la fête, dans les célébrations familiales et amicales son 
          expression publique. Le festif en général est l’héritier de la 
          cérémonie du don dans nos sociétés marchandes. Elle interrompt le 
          marché et tempère sa brutalité en y apportant sa paix. Cet 
          enchevêtrement de la lutte et de la fête est peut-être l’indice d’un 
          rapport absolument primitif à la source du lien social entre la 
          défiance de la guerre de tous contre tous et la bienveillance que 
          suscite la rencontre de l’autre humain, mon semblable. 
          
           Paul RICOEUR *  
          
          Texte écrit pour la réception du 
          Kluge Prize, décerné aux États-Unis (Bibliothèque du Congrès) à Paul 
          Ricoeur en 2005  
          
            
            
          
          22.01.2014 
          
          
          
          Les Instababes, ces reines du "selfie business" 
         
       
     
       | 
   
  
    nombre de 
    consultation de cette page depuis sa création :
      | 
   
 
haut de page 
 |