« Je comprends que chaque
chose ne subsiste pas sur elle seule mais dans un rapport infini avec
toutes les autres ».
La Tour du Pin souligne lui
aussi avec force l'importance de cette vision analogique inséparable de
la démarche poétique ; i 1 affirme ainsi dans l'un de ses Psaumes de
1938 que « Tout est d'un même corps de création »3, et dans La Vie
recluse en poésie il remarque que si « tout doit s'élever avec la sève
qui convient » « tout est intimement mêlé »4. Dans ce même recueil il
regrette que « l'Église de ce temps sépare elle-même un peu trop le
monde visible de l'invisible, la matière et l'Esprit, et ne fait plus
guère appel au mode analogique pour comprendre et dire »5. Nous pouvons
ici noter une formulation intéressante : « ne fait plus guère appel... »
La Tour du Pin semble regretter l'abandon, au moins partiel, par
l'Église contemporaine d'une forme de pensée qui lui semble nécessaire
aussi bien au langage religieux qu'au langage poétique (c'est-à-dire à
toutes les formes d'expression qui affrontent l'indicible), nécessité
qui en explique la constante résurgence dans le contexte culturel de
l'occident.
On peut en effet lui
rattacher l'antique théorie des Correspondances, formulée de façon
systématique par Swedenborg mais déjà très présente dans la symbolique
médiévale et dans certaines doctrines hermétiques de l'Antiquité. Elle
apparaît également dans la Bible ; certes Dieu y est présenté comme le
Tout Autre, l'absolue
Transcendance qui échappe à la représentation "Vous ne ferez point
d'image taillée, ni aucune figure de tout ce qui est en haut dans le
ciel... » Exode, XX, 4) et qui récuse même toute nomination directe (car
le langage humain ne saurait le limiter) mais tout élément du monde y
est aussi présenté comme créé et porte donc la trace de l'action divine
; l'homme lui-même est créé « à l'image » et « à la ressemblance » de
Dieu, relation analogique qui conduira La Tour du Pin à insister sur la
structure trinitaire de l'homme, en particulier dans le Second jeu. Dans
une telle perspective tout élément visible peut renvoyer à sa source
invisible, tout signe en ce monde peut renvoyer à une signification qui
n'est pas seulement « de ce monde », tout peut être « allusion » comme
le dit Claudel dans son Introduction au « Livre d e Ruth »6. La Bible
témoigne en d'innombrables passages de cette loi spirituelle de
l'analogie ; l'on peut par exemple penser au Cantique des Cantiques dont
la lecture fut souvent purement symbolique mais aussi au Livre de la
Sagesse qui affirme : « Car la grandeur et la beauté des créatures /
conduisent par analogie à contempler leur Créateur »7. L'on peut aussi
évoquer les paraboles du Christ et la célèbre formule de saint Paul dans
sa première épître aux Corinthiens, formule qui, conjuguée sans doute à
des influences platoniciennes, posa véritablement les fondements de la
vision symbolique en Occident : « Videmus nunc per speculum in aenigmate
: tune autem facie ad faciem. Nunc cognosco ex parte : tune autem
cognoscam sicut et cognitus sum »8. Cette conviction est encore très
présente à l'âge classique puisque Pascal, faisant allusion à l'épître
aux Romains (I, 20), écrit dans une lettre à Madame Périer le 1er avril
1648: « Les choses corporelles ne sont qu'une image des
spirituelles et Dieu a représenté les choses invisibles dans les
visibles ». Elle commençait pourtant déjà à régresser sous l'influence
d'une certaine tendance de l'humanisme puis du rationalisme cartésien et
philosophique. Elle ressurgit toutefois avec force à l'époque
romantique, si déterminante pour la conception et pour le destin de la
poésie moderne. Dans L'Âme romantique et le rêve, Albert Béguin,
évoquant cette mystique « analogique » et « symboliste » souligne la
parenté entre le courant néo-platonicien de la Renaissance et le
Romantisme, parenté qu'il situe dans la conviction que « la création
visible a une valeur toute symbolique et chacune de ses manifestations
est une pure allusion à l'Unique, qu'il s'agit de saisir à travers elle
»9. L'idéalisme allemand et les Romantiques d'Iéna ont souligné la
portée métaphysique et ontologique de la poésie, faisant d'elle une voie
privilégiée d'approche de l'absolu, dans la mesure où elle permet ce
qu'Albert Béguin appelle la « connaissance analogique d'un Réel qui
n'est pas la donnée extérieure »10. Considérant le monde comme un
langage divin et le poète - prêtre et voyant - comme un traducteur de ce
Verbe inscrit dans les choses, le Romantisme a donné à la poésie une
dimension herméneutique et une fonction de révélation quasi mystique.
Elle devenait dévoilement du sens caché des choses, lecture du livre
qu'est l'univers, accès à l'invisible à travers les apparences du monde
(per visibilia ad invisibilia). Par la suite Baudelaire affirmera que «
Tout est hiéroglyphique » définissant le poète comme « un traducteur, un
déchiffreur »11, et tout le courant symboliste vivra de cette conviction
qu'il appartient à la poésie de décrypter le texte du monde et le
système de signes qu'il constitue pour accéder au coeur mystérieux des
choses et devenir suggestion de l'indicible, même si le langage ne peut
jamais conduire qu'à une approche et approximation de l'absolu, à une
limite qui toujours se dérobe, quels que soient les seuils franchis.
La connaissance particulière et
essentielle que doit transmettre la poésie serait donc fondée, non sur
la pure rationalité, l'objectivité absolue et l'analyse qui sépare et
dissocie, mais d'abord sur « l'Imagination » qui est, selon Baudelaire,
« la plus scientifique des facultés » parce que seule « elle contient
l'analogie universelle ou ce que la
religion mystique appelle la correspondance »12. Elle reposerait aussi
sur l'intuition qui conduit comme « par grâce » au coeur des choses, et
sur le désir de discerner ou d'instaurer entre les éléments multiples de
l'univers une unité et une harmonie qui permettent d'échapper à la
fragmentation, à la dissonance, au sentiment de l'exil.
Si la poésie
contemporaine a, dans son ensemble, renoncé aux présupposés
métaphysiques et aux ambitions mystiques qui sous-tendaient les
démarches romantiques et symbolistes elle reste, semble-t-il, fidèle -
du moins dans une large mesure - à cette mission d'exploration et
d'investigation. Ainsi Michel Deguy affirme-t-il que « l'imagination
poétique est l'hôte de l'inconnaissable »13.
Mais comment La Tour du Pin se
situe-t-il face à l'héritage du XIXe siècle et aux tendances de la
modernité ?
Sa position nous semble assez complexe car il a laissé peu
de confidences sur d'éventuelles influences littéraires ou
philosophiques, et celles que l'on croit déceler restent toujours
hypothétiques et fugitives ; d'autre part il a créé en solitaire, à
l'écart des groupes, courants et tendances, menant disait-il « une
entreprise isolée en son siècle ». Il nous semble occuper ce que nous
pourrions appeler une position intermédiaire entre la poésie « mystique
» mais souvent orgueilleuse du XIXe siècle avec laquelle son oeuvre
prend progressivement une distance toujours plus grande, et la pratique
poétique résolument agnostique de la plupart de ses contemporains.
Partageant les doutes et le sens des limites de ceux-ci dans leur
rapport au langage, il reste néanmoins fidèle à une conception
religieuse du langage poétique, son expérience personnelle de la
création coïncidant de façon toujours plus étroite et plus intime avec
le paradigme biblique. Peut-être est-ce d'ailleurs cette filiation
biblique de La Tour du Pin et son adhésion toujours plus profonde à
l'usage de la parole que propose la Bible, qui expliquent sa position
particulière dans l'histoire littéraire de la poésie c'est-à-dire
l'union de l'ambition spirituelle et de l'humilité personnelle, du renoncement
aux ambitions prométhéennes et de la fidélité à une filiation divine.
Son oeuvre témoigne avec une intensité toute particulière de cette
vocation de la parole à révéler l'arrière-plan de la perception
immédiate, la profondeur de l'instant, l'énigme que constitue chaque
fragment de réalité, énigme qui ne vient pas d'une matière
irrémédiablement close sur elle-même mais au contraire d'une matière
poreuse à la grâce et qui laisse soudain transparaître une mystérieuse
beauté. Ainsi en va-t-il dans le poème du Troisième jeu intitulé «
Admirable matière »
Un pin grêle, le ciel, les deux
hérons de cendre... Sauf mon coeur et ce long soir cendré qui descend,
Rien ne bouge à changer l'admirable présent...
Les deux hérons, leur cri
vespéral dans l'espace s'éloignant au-dessus des bois, même au-dessus
Des plus hautes forêts d'esprit, ne laissant plus Que l'admirable
matière vivante... et la grâce. 14
Nous pouvons ici remarquer
l'acuité du regard qui saisit l'instant dans son mystère d'épiphanie et
de transfiguration fugitives, la finesse du trait qui restitue la scène
à la manière de l'art japonais (haï-ku ou estampe) et surtout
l'importance de la vision analogique (ressemblance du cœur et du « long
soir cendré », assimilation des bois et des hautes forêts d'esprit,
association de la matière et de la grâce) qui nous ramène à la notion
biblique d'un seul univers indissolublement visible et invisible. Cette
vision, nous la saisissons ici sur le vif et dans la précision du détail
mais elle est omniprésente dans la Somme de poésie car, pour accomplir
sa tâche de révélation et de transmutation, qu'elle ne peut accomplir
directement et immédiatement en agissant sur le monde extérieur, la
poésie doit recourir à la constitution d'un univers que Paul Ricoeur
appelle le « monde du texte », univers intermédiaire qui « redécrit le
monde au lieu de se borner à le décrire »15 et qui, ce faisant,
modifie nécessairement notre regard sur le monde et notre façon de nous
y situer. Or le « monde du texte » que constitue la Somme de poésie
repose essentiellement sur l'interprétation analogique
dont l'une des sources majeures comme nous l'avons vu est la Bible et
par exemple le psaume 19
Les cieux racontent la gloire de
Dieu,
le firmament proclame l'oeuvre de ses mains.
Le jour en prodigue au jour le récit, la nuit en donne
connaissance à la nuit.
Ce n'est pas un récit, il n'y a pas de mots, leur voix ne
s'entend pas.
Leur harmonie éclate sur toute la terre et leur langage
jusqu'au bout du monde.16
Cette vision analogique chez La
Tour du Pin nous semble se diviser en trois catégories majeures : la
correspondance entre l e monde naturel et le monde intérieur, la
correspondance entre l'univers poétique de la Création et le microcosme
de l'oeuvre poétique, la correspondance enfin entre la structure
trinitaire de la divinité et celle même de l'homme selon La Tour du Pin.
Nous nous intéresserons principalement ici à la première
qui nous permettra encore de saisir l'étroite filiation entre l'univers
biblique et la Somme poétique.
2. Les pouvoirs de l'image
L'image, nous le savons, joue un
rôle essentiel dans le domaine de la révélation biblique comme dans
celui de la création poétique. Northrop Frye a souligné avec force sa
dimension active et signifiante dans le « mythe » que constitue
l'Écriture : « Nous devons envisager la possibilité que la métaphore ne
soit pas un ornement accidentel de la Bible, mais l'un de ses modes de
pensée dominants »17, et nous savons qu'une grande part du message
biblique est transmise, non par voie conceptuelle mais à travers un
certain nombre de symboles fondamentaux : l'eau, le vent, le feu, le
pain... Dans la Somme de poésie, innombrables sont les passages où La
Tour du Pin se livre à une méditation sur sa propre pratique poétique et
sur le rôle qu'y jouent le signe, le symbole au l'image. Il leur
attribue la fonction de lien, de « pont », de voie de passage entre des
domaines, apparemment séparés, du réel : l e sujet et l'objet, le
charnel et l'impalpable, le terrestre et l'invisible. Il définit par
exemple son « programme » initial comme l'engagement « dans une
expédition assez singulière » qui consiste à « chasser les signes de
correspondance entre la révélation de Dieu et les manifestations
naturelles de la vie »18. Au fur et à mesure de l'évolution de l'oeuvre
et de l'affirmation de la théopoésie, s'ajoutera à ce premier projet la
volonté de « faire communiquer les deux rives du fossé entre l'univers
de la Parole de Dieu et celui de la mentalité du siècle, entre la nuit
du mystère de Dieu et le jour de l'intelligence actuelle »19. Mais i l
s'agit toujours de créer des liens pour tenter de retrouver, de
reconstituer et de révéler la structure profonde du réel qui est à ses
yeux, non point division, dispersion et clôture mais unité et amour : «
Et tout est lié, je le répète, tout est lié ! sauf ce qui refuse de
l'être, ce qui veut sa perte »20. Or dans cette entreprise __
d'unification du réel par la parole poétique, le symbole joue un rôle
essentiel car il est « union de choses séparées au visible et qui se
retrouvent liées dans la nuit humaine »21. Ainsi l'on ne peut qu'être
frappé à la lecture de la Soin me par la présence d'images qui font
partie de notre patrimoine symbolique grâce, en particulier, à la Bible
: celles de l'ange, de l'arbre et du feu, que nous avons choisi de
privilégier en raison de leur extrême importance dans les deux univers
verbaux que nous étudions et dont l'un se veut l'écho de l'autre. L'on
peut d'ailleurs hésiter, quant à la dénomination de ces images, entre
symbole et métaphore, procédés qui visent l'un et l'autre à transcender
les catégories ordinaires de notre représentation du réel. Le
Dictionnaire de poétique et de rhétorique d'Henri Morier les classe
toutes trois parmi les «
symboles consacrés ou conventionnels »22 mais l'usage qu'en
fait La Tour du Pin, usage subtil et très particulier, nous conduirait
plutôt à parler de métaphore c'est-à-dire de transfert, de déplacement,
de transposition...
Sans doute
n'y a-t-il pas, dans l'oeuvre de La Tour du Pin, d'images audacieuses ou
provocatrices conformes à la définition de Reverdy ou aux pratiques
surréalistes. L'image, dans la Somme,
existe moins comme
association de termes a priori inconciliables que comme
glissement de plan, fusion subtile de registres de réalités, car elle
cherche moins à contester violemment l'ordre du monde qu'à créer une
nouvelle référence, spécifique à l'œuvre sans doute, mais qui révèle
peut-être des perspectives cachées et essentielles. La métaphore
procéderait alors à une « redescription » de la réalité et exercerait
cette « fonction heuristique » dont parle Paul Ricœur23. Lorsque La Tour
du Pin écrit par exemple « Anges, vous êtes des bouffées de spirituel
»24, lorsqu'il évoque le « cru » de la «
mélancolie »25 ou la « sève du ciel »26, il associe
étroitement le concret et l'immatériel, la sensation et la spiritualité.
La métaphore est alors ouverture - en ce monde et dans l'instant - sur
la transcendance et elle est véritablement créatrice d'une nouvelle
relation au monde, à tel point que le poète pourra s'écrier : « Je vis
sur d'autres sens qui semblent de folie ! »27. Le
problème de la référence et de la représentation est bien sûr
particulièrement aigu chez celui dont le projet poétique - ou plus
exactement théopoétique - ne pouvait ni s'inscrire dans la pure
immanence, ni s'évader dans la seule transcendance, ni s'enfermer dans
un langage autotélique. Le but de la théopoésie était de conduire l'être
à devenir « hybride de la terre et du ciel »28 à l'image du Christ et la
métaphore était une voie privilégiée de cette métamorphose par les
nouvelles relations qu'elle instaure.
L'on peut en quelque sorte
discerner un double mouvement de la métaphore dans l'oeuvre de La Tour
du Pin. Celui-ci affirmait en effet vouloir « voir en [soi] et tout
autour ensemble »29 ou encore faire communiquer » ce qu'il « contenait »
et ce qui le « contenait »30, trouver « une voie allant de l'intime à
l'universel »31_ D'une part donc, la métaphore décèle une mystérieuse
intériorité dans les éléments du monde
visible, conformément au programme affirmé dès l'ouverture de l'oeuvre
Je veux trouver en tout ce qui
bat et respire
le royaume de la vie intérieure
2. Claudel, Art poétique,
119071, Œuore poétique, Pléiade, 1967, p. 143.
3. Somme I, Psmuues
d'un premier temps, psaume 9, p. 385.
4. Ibid., La
Vie recluse en poésie, p. 201. 5. Ibid., p. 201.
6. Le Poète et la Bible, op.
cit., p. 845 (à propos d'un ouvrage de Tardif de
Moidrev).
7. Livre de la Sagesse, XIII,
5, TOB, p. 2121.
8. Saint Paul, première
épître aux Corinthiens, XIII, , Vulgate, Biblioteca de
autores cristianos, Madrid,
MCMLXXXV, p. 1116
9. Albert Béguin, L'Âme
romantique et le rêve, [1937], Livre II, chapitre 3, « La Renaissance
renaît », Livre de poche, Biblio Essais, 1991, p. 68.
10. Ibid., p. 9.
11. Baudelaire, Réflexions sur
quelques-uns de nies contemporains - I. Victor Hugo, [1861], CEuvres
complètes, Pléiade, 1961, p. 705.
12. Baudelaire, lettre à
Toussenel, 21 janvier 1856, Correspondance I, Pléiade, 1973, p. 336.
13. Michel Deguv, « La
disjonction », Poésie et philosophie, Rencontres de Marseille, 10-11-12
octobre 1997, CIPM, Farrago, 2000, p. 283.
14. Somme III, p. 68.
15. Michel Collot, « Signifiance
et référence,>, Poésie et philosophie, op. cit., p. 210.
16. Psaume XIX, TOB, p. 1302.
17. N. Frve, Le Grand code, p.
101
18. Somme II, p. 167. 19. Ibid., p. 328. 20. Somme 1, p. 134. 21. Somme II, p. 220.
22. Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique,
[19611, PUF, 1981, p.
1080. 23. Paul Ricœur, La Métaphore zviz~e,
Seuil, 1975, p. 32. 24. Somme I, p. 351.
25.
Somme III, p. 193.
26. Ibid., p. 10. 27. Somme 1, p. 316.
28. Ibid., p.
198.