pourquoi
la France est devenue moche
Ronds-points, parkings, zones commerciales...pour Périco Légasse,
l'enlaidissement de la France est une conséquence de la mondialisation qui
uniformise le territoire sous la bannière du double impératif
produire/consommer.
FigaroVox : Les paysages français ont-ils beaucoup changé ces 30
dernières années du fait de la multiplication des zones commerciales et
industrielles à l'entrée des villes ?
Périco Légasse : C'est même l'un des phénomènes marquants, voire
déchirants, de la morphologie contemporaine française. La France n'est pas
qu'une entité culturelle de dimension internationale, c'est aussi un
territoire culturel de réputation mondiale. Son visage participe de son
image. Or nous assistons depuis trente années à un massacre organisé de ce
tableau sur lequel s'est bâti, non seulement le renom touristique et
pittoresque de ce pays, mais aussi sa légende de pays de l'art de vivre.
Il y a une quarantaine d'années, le journaliste Michel Péricard, avant
qu'il ne soit élu député-maire de Saint-Germain-en-Laye, animait sur «la
deuxième chaine» de l'ORTF une émission intitulée «La France défigurée».
Il dénonçait déjà les ravages - que l'on appelle aujourd'hui
environnementaux - d'un urbanisme brutal, de la mercantilisation sauvage
des faubourgs de grandes villes et de «L'expansion économique» telle
qu'elle est croquée dans la Soupe au chou, de Claude Zidi (1976) où Louis
de Funés et Jean Carmet, symboles de la «France fossile» étaient confinés
dans leur ferme comme des primates pour s'être opposés à l'ouverture d'un
centre d'attraction autour de chez eux. Caricature ? Hélas non,
prémonition, car la réalité est bien pire. Et de voir ces abords
d'agglomérations ainsi transformés en boulevards de la surconsommation
dans un concours de laideur fait mal au ventre. On a abîmé, souillé,
détruit, violé des paysages magnifiques pour les remplacer par des enfers
multicolores bétonnés ou métallisés afin que les citoyens viennent y
accélérer la dynamique de défiguration de leur pays. Il faut bien vivre,
certes, et donner du travail à tout le monde, mais quand le remède
consiste à enclencher un processus qui ruine l'économie nationale par un
abaissement systématique des prix via une mutilation organisée du cadre de
vie et de l'esthétique des espaces urbains, on se demande si la facture
n'est pas chère payée. Je me promène en Europe, et il est vrai que peu de
pays échappent à cette dégradation environnementale, toutefois, j'ai
l'impression qu'en France, certains élus locaux ont lancé un concours de
mauvais goût pour rendre les choses encore plus moches. Il faut avouer que
l'horreur dépasse parfois la fiction.
Quelles sont les causes profondes de ces mutations ?
Le besoin de transformer le citoyen en consommateur puis, la mécanique
du profit à grande vitesse aidant, de le transformer en sur-consommateur
d'une surproduction générée à cet effet. Et comme il ne s'agit pas de le
faire attendre ou se déplacer trop loin, on lui met tout, du rayon de
surgelé à la salle de bain en passant par la voiture, le bricolage, la
décoration, le sport et le jardinage, à portée de la main. En fait, les
fameuses «zones» (d'activités commerciales, industrielles ou économiques),
si bien nommées, ne sont que la reproduction à échelle «agglomérative» de
la grande surface. L'urbanisation obéit aujourd'hui à la logique de la
grande distribution: d'un côté la ville avec sa population, que l'on
pourrait qualifier de «zone clientèle», en barres de HLM ou en zone
pavillonnaire, et, à côté, l'étalage à grande échelle des produits que
l'on pourrait qualifier de «zone consommation». La masse clientélisée à
côté du supermarché. Comme dans les élevages industriels de poulet, on
apporte son granulé à la volaille sur un tapis. Pour cela il faut aménager
le cadre de vie en circuit.
De Lille à Marseille, on trouve les mêmes restaurants, les mêmes
ronds-points, le même urbanisme : pourquoi une telle uniformisation ?
Et si j'étais un brin provocateur, j'ajouterai: les mêmes goûts, les
mêmes infos, les mêmes idées, les mêmes dogmes et les mêmes envies… Ce
sont les joies de la mondialisation, que nos experts appellent pudiquement
la globalisation. Quand vous avez une grosse usine qui produit de gros
besoins avec de gros moyens il faut que ce bien de consommation là
convienne au plus grand nombre possible de demandeurs. Donc les mêmes
enseignes proposant les mêmes marques sur les mêmes critères de choix. Au
cas où l'on tenterait d'y échapper, la publicité télévisée, plus colossal
instrument de propagande de tous les temps, vous martèle le cerveau sans
relâche en vous expliquant, à la façon de la Rolex de Jacques Séguéla: «si
t'as pas ça à ton âge, tu as raté ta vie», en le déclinant à toutes les
sauces. Et comme il faut reconnaître très vite le logo, la couleur, la
forme, le design, le style, le slogan, on le reproduit à l'infini et à
l'identique sur tous les espaces suburbains. Normal, car ce gigantesque
besoin artificiel ne peut être assouvi et commercialisé que si un immense
territoire marchand est mis à disposition du système. Les consommateurs
étant rassemblés dans des villes on concentre tout ça autour de la ville.
En d'autres termes ça s'appelle un marché de concentration. Je maintiens
la formule et je l'assume.
Comment expliquer que le remplacement progressif du patrimoine par des
habitats fonctionnels se fasse dans la plus complète indifférence ? Les
Français auraient-ils perdu le sens de l'esthétique ?
Non, car, pour l'heure, ils ne l'on pas tous perdu, même si l'on
assiste à un phénomène de masse. Mais si l'on explique que le summum du
summum de l'épanouissement social, c'est d'avoir sa maison, et que l'on
fait en sorte que l'on puisse acheter une maison d'usine à bas prix, ce
qui est le cas de l'habitat préfabriqué, on donne à chacun le moyen d'être
propriétaire. Tout cela est parfaitement louable car posséder son logement
est une aspiration légitime. Et un droit inaliénable. Sauf que l'usine à
maisons fabrique la même maison pour tous et que tout cela est concentré
sur un territoire délimité. En fait on reproduit le phénomène de
l'appartement, mais sur une base individuelle et séparée du voisin. La
voirie devient une méga cage d'escalier. Les conséquences urbanistiques
sont donc calamiteuses. A partir d'un certain seuil de concentration, je
ne vois pas la différence avec le coron. Et comme la sociologie
démographique va dans ce sens, les agglomérations françaises sont
condamnées à répondre et à satisfaire cette attente là. Cela a t-il donné
des cadres de vie où l'être humain s'améliore ou s'épanouit ? C'est une
autre affaire. Hélas, la «mochitude» est aujourd'hui la norme, pour ne pas
dire la règle, pour n'être que le reflet d'une logique économique elle
même très moche puisqu'elle ne met plus l'homme au centre de sa finalité
mais le fric.
Que pensez-vous du développement des éoliennes et des panneaux solaires
dans les campagnes françaises ? L'écologie ne mérite-elle pas qu'on lui
sacrifie un peu de laideur ?
Question douloureuse, car l'écologie est la défense de l'environnement,
et le premier environnement, c'est le paysage. Les éoliennes et les
panneaux solaires sont des remèdes à un système excessif, avec les mêmes
objectifs : produire. Ils ne sont donc que la bonne conscience de ce
système, pas un progrès écologique en lui même. Certes, ce sont des moyens
«idéaux» de production d'énergie durable, enjeu fondamental de notre
civilisation. Mais à quel prix ? Ai je vraiment envie de vivre
«proprement» et «durablement» dans un tel univers visuel ? Est ce si
«propre» de défigurer un paysage légendaire, une vallée, ou un village,
avec ces prouesses de l'éco-technologie ? Ai-je envie de vivre dans un
environnement transformé en base spatiale de film de science-fiction sous
prétexte que je limite la casse d'une logique que je ne remets par
ailleurs pas en cause puisque je continue à consommer de l'énergie. Le
serpent se mord la queue, bien sûr, mais le problème est de savoir quel
avenir je réserve à la planète. Je pars du principe un peu simpliste que
se pourrir la vue c'est déjà se pourrir la vie.
Un pays abimé, défiguré, mais vivant, ne vaut-il pas mieux qu'une
France muséale et figée dans un bucolisme attirant les touristes ? La
France peut-elle échapper à l'un de ces deux destins : celui de la France
des parkings et celui de la France des chambres d'hôtes ?
Et si les Aztèques et les Incas, pérennisés dans leur civilisation,
n'avaient pas été éradiqués par l'Occident chrétien «au nom des
Evangiles», le monde s'en porterait-il plus mal ? Dirions nous aujourd'hui
aux Indiens d'Amazonie qu'ils s'accrochent à un monde «muséal» figé dans
son «bucolisme tropical» sous prétexte que leur archaïsme primitif
s'oppose à la transformation de leur paradis en enfer industriel de
progrès ? Tristes tropiques que la France des parkings. A quel drôle de
choix nous voici confrontés. Riches et pollués à mort ou pauvres mais en
bonne santé ? Il existe peut-être un juste milieu. De la tomate hors sol
pleine de pesticides et sans goût toute l'année ou un peu de bonne tomate
de juillet à septembre ?
«Notre bonne vieille mère la Terre» comme disait le général de Gaulle
dans son discours de Bayeux en 1946 ne pourra pas supporter longtemps la
forme de consommation qui régit l'humanité depuis trente ans. A ce train
là, le parking c'est l'antichambre du cimetière. C'est un choix
philosophique de civilisation. Je le redis, mourir riches et puissants en
pleine croissance ou durer dans le bon sens décroissant ? Vaste débat. Moi
j'ai ma réponse.
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